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Durant la dernière période des croisades, plusieurs châteaux furent élevés dans des positions qui leur permettaient de commander des mouillages et de fournir des points de débarquement assurés aux secours qu'on attendait d'Europe. Leur assiette fut généralement choisie, soit sur des îlots voisins du rivage, soit sur des promontoires qu'une coupure remplie par la mer isolait facilement de la terre ferme; de telle sorte que ces forteresses, n'ayant rien à craindre de la mine et peu de l'escalade, étaient, pour ce temps, presque inexpugnables. En outre, il était toujours possible de secourir ou de ravitailler par mer la garnison de ces châteaux.
Pendant toute la durée de l'existence des colonies chrétiennes en Syrie, nous trouvons l'ancienne Sidon désignée sous le nom de Sajette. Malheureusement il reste bien peu de chose des édifices élevés par les Francs durant les deux siècles qu'ils tinrent cette ville en leur pouvoir.
La partie des fortifications de Saïda, nommée le Kakat-el-Bahar, ou château de la Mer, est le seul ouvrage que nous puissions considérer avec certitude comme un monument contemporain de la Sajette des croisades ; encore ce château ne date-t-il que du commencement du XIIIe siècle. Il fut construit dans le cours de l'hiver de 1227 à 1228, sur un rocher isolé dans la mer, que l'on munit d'un revêtement de maçonnerie. Une muraille reliant deux tours en constituait le principal ouvrage.
Un grand nombre de croisés venus des divers pays de la chrétienté, et parmi lesquels on comptait beaucoup d'Anglais, se trouvaient alors à Acre.
A la nouvelle de l'arrivée en Terre Sainte de Frédéric II, ils résolurent de tenter de reprendre aux musulmans quelques points du littoral en attendant l'empereur d'Allemagne, et sortirent aussitôt d'Acre. Ils s'acheminèrent vers les ruines de Sidon. Là se trouvait formé de deux lignes de récifs, complétées par des tronçons de jetées, l'antique port phénicien, l'un des plus vastes et des mieux conservés de la côte; il présentait alors une assez grande profondeur d'eau pour offrir un refuge aux navires chrétiens (1). Il fallait donc promptement le mettre en état de défense. Mais il vaut mieux laisser parler les auteurs contemporains : « Ils (les croisés) vinrent à une ille devant le port en la mer, si connurent que la poeent il faire meilleur ovre et plus segure et en po de tems (2). Lors mirent main à laborer et firent deux tors, l'une grant et l'autre moienne, et un pan de mur entre les deux tors. Ils commencèrent à la Saint-Martin et finirent vers la mi-caresme. »
Nous empruntons au continuateur de Guillaume de Tyr les détails suivants, également relatifs aux mêmes faite : « Et firent la chaucié et au pied de la chaucié firent une porte et une tor bien deffensiable. »
Je vais commencer l'examen de ce qui subsiste de la forteresse par l'étude de cette chaussée. Le massif sur lequel s'élevaient la porte et la tour est encore bien conservé. Eloigné de 35 mètres du château, il s'y trouvait relié par un pont de quatre arches dont les trois piles restent debout. Elles sont munies de becs destinés, selon toute apparence, à briser les lames. (Plan XVI)
Le massif « a », placé en tête du pont dont je viens de parler, est à 42 mètres du rivage actuel. Les arches qui le rattachent sont complètement modernes. La mer a-t-elle de ce côté gagné sur la terre, ou bien, au temps de la construction du château, y avait-il une première partie du pont en charpente ? Telle est la question qui vient d'elle-même se poser ici; mais, bien que je penche vers cette dernière conjecture, il me paraîtrait téméraire d'y répondre d'une manière catégorique.
Si je m'étends trop longuement, peut-être, au gré du lecteur, sur l'étude de cette partie du château, c'est qu'elle est le seul spécimen de pont fortifié du moyen âge subsistant encore, à ma connaissance, en Syrie.
Une observation me semble encore devoir ici trouver sa place : elle est relative au peu de largeur du pont, remarque que nous faisons également dans tous les ouvrages analogues élevés en France par les hospitaliers pontifes (3) durant le XIIIe siècle. Le but de ce mode de construction était sans doute de rendre plus facile la défense du passage ou la rupture d'une arche pendant cette époque de guerres continuelles. J'ai pu cependant constater, par les arrachements de voûtes qui se voient encore, que le tablier du pont de Sajette présentait plus de largeur que la passerelle moderne.
Mais il est temps de nous occuper du château. L'îlot dans lequel il s'élève était revêtu sur tout son pourtour d'une escarpe en maçonnerie. Une porte, dont il ne reste plus rien, devait se trouver à l'extrémité du pont. Bien que sur plusieurs points ce mur ait été refait depuis les croisades, la plus grande partie peut être considérée comme remontant au XIIIe siècle. Un saillant arrondi « A », qui se voit sur la face nord, n'a pas été englobé dans les réparations faites par les Turcs, ce qui nous permet d'étudier le système employé dans cette construction pour augmenter l'adhérence des pierres : elles étaient d'assez grand appareil et reliées entre elles par des queues d'aronde probablement en bois, ce que le croquis ci-dessous fera mieux comprendre qu'une plus longue description; il indique aussi la manière dont les pierres des deux extrémités de ce saillant étaient adaptées à la muraille.
Château de Sajette Figure 41 - Sources : Fortifications d'Orient, M. Rey
Dans une construction maritime, ce mode de chaînage était préférable à des crampons de métal qui, s'oxydant à l'humidité et prenant, par suite de cette décomposition, un plus fort volume, auraient eu pour résultat de faire fendre les pierres des assises qu'ils étaient destinés à réunir.
En avant de cette face du château s'étend en « b » un vaste amas de pierres coulées, formant au nord du pont que je viens de décrire un épi destiné à briser les lames quand la mer était agitée.
Vers le sud-ouest, à l'intérieur du port et au pied de ce retranchement, en « G », le rocher a été taillé et a reçu un enrochement de béton, de manière à former un quai de 4 mètres de large, dallé en longues pierres, qui, pour la plupart, sont encore en place et reliées entre elles par des crampons de fer scellés avec du plomb. L'extrémité de ce quai vers la tour « C » a été fort endommagée, ce qui permet de reconnaître que les liens des assises de pierres établies de ce côté, sur le rocher, et que recouvrait jadis le dallage, étaient en bois comme ceux du saillant « A ».
Nous avons donc ici sous les yeux une portion de quai bâtie par les croisés et qui nous est parvenue à peu près intacte.
D'après son mode de construction, il est facile de voir que les Francs de Syrie prirent pour modèle les quais antiques, dont ils durent trouver de nombreux restes dans les villes maritimes de la Terre Sainte.
On reconnaît dans les tours « B » et « C » les ouvrages cités par les textes que j'ai transcrits, et la ligne de bâtiments « D », qui a remplacé la muraille, nous en indique le tracé, tel qu'on peut le suivre par le pointillé dans le plan. Les deux tours sont encore d'une assez grande élévation, bien que celle qui porte la lettre « B » du plan, et qui parait avoir servi de donjon, soit dérasée jusqu'à 8 ou 9 mètres du sol. (Plan XVI)
En « E » se voit l'entrée du réduit, placée sous le commandement de la tour « B » : elle consiste, comme les portes de la ville de Carcassonne, en un passage formant vestibule, muni d'une herse à chacune de ses extrémités. Dans la voûte paraît avoir existé un grand mâchicoulis carré, semblable à celui que nous trouvons au-dessus de la porte de la seconde enceinte du Kalaat-el-Hosn. La porte qui donne accès dans la cour intérieure était surmontée d'un écusson, malheureusement brisé par les soldats turcs peu de jours avant ma visite; il m'a donc été impossible, à mon grand regret, de savoir à quelles armes il était.
La tour « B » est barlongue; elle mesure 27 mètres de long sur 21 de large et est construite en pierres de grand appareil. De nombreux fûts de colonnes antiques sont engagés dans la maçonnerie. La partie inférieure de cet édifice est occupée par deux citernes carrées et établies au-dessus du niveau de la mer. L'entrée de cette tour devait être à une assez grande élévation; car le massif dans lequel avaient été ménagées les citernes a encore, comme je l'ai dit, 8 ou 9 mètres de haut et il formait seulement le soubassement des salles qui durent occuper la partie supérieure de cette défense. (Plan XVI)
En « F » se trouve la base d'un autre ouvrage renfermant également une citerne. Une ligne de constructions modernes s'élève sur l'emplacement de la muraille destinée à relier les deux tours. On en trouve cependant l'annonce à la tour « C », qui défendait le mouillage. Elle est assez bien conservée; mais, comme elle sert de poudrière, il m'a été impossible d'y pénétrer. A son sommet on voit quelques restes des corbeaux qui supportaient autrefois le crénelage et entre lesquels s'ouvraient les mâchicoulis. Plusieurs étaient encore intacts, il y a vingt-huit ans, mais ils furent brisés par les boulets anglais lors du bombardement de Saïda en 1840.
Joinville (4), dans ses mémoires, raconte en ces termes la tentative des Sarrasins sur Sajette en 1253, pendant que les Francs étaient occupés à réparer les murs de cette ville : « Quant monseigneur Symon de Montcéliart, qui estoit mestres des arbalestriers le roy et chevetain de la gent le roy à Saiete, oy dire que ceste gent venoient, se retrait ou chastel de Saiete, qui est moult fort et enclos est de la mer en touz senz, et ce fist il pour ce il veoit bien que il n'avoit pooir de résister) à eulz. Avec li recèta ce qu'il pot de gent, mais pou en y ot, car le chastel estoit trop estroit. Les Sarrasins se ferirent en la ville, là où ils ne trouvèrent nulle deffense, car elle n'estoit pas toute close. Plus de deux mille personnes occirent de nostre gent; à tout le gaing qu'ils firent là, s'en alerent à Damas. » Le château de Sajette fut évacué par les Francs en 1291, à la suite de la prise d'Acre, en même temps qu'Athlit et Tortose.
1. Ce ne fut qu'au XVIIe siècle que ce port fut en grande partie comblé par l'émir Fakar-ed-din, qui craignait alors de le voir devenir un point de station pour la flotte turque.
2. Guillaume de Tyr, livre I, tome XXXII, chapitre XXV.
3. Cette congrégation des hospitaliers pontifes ou pontifices (faiseurs de ponts) était originaire d'Italie, où elle s'était fondée sur les bords de l'Arno. Elle fut établie en France à Maupas, diocèse de Cavaillon, vers l'année 1164, et, d'après les Recherches historiques de l'abbé Grégoire, elle eut alors pour chef Petit-Benoît ou saint Benazet. Cette institution ne subsista guère qu'un siècle sur les bords du Rhône, où elle éleva le pont d'Avignon en 1177, puis celui de Saint-Esprit, commencé en 1265 et terminé en 1309. Ces religieux furent sécularisés en l'année 1519.
4. Histoire de Saint-Louis, par Jean, sire de Joinville. Edition in-folio. Paris, 1761. Imprimerie royale.
Sources : Rey (Emmanuel Guillaume), Etude sur les monuments de l'architecture militaire des croisés en Syrie et dans l'Ile de Chypre. Paris, Imprimerie Nationale M. DCCC. L
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