Histoire de Tyr par Guillaume
Description et siège de Tyr
PAR GUILLAUME DE TYR
FAITS ET GESTES
DANS LES REGIONS D'OUTRE-MER,
DEPUIS LE TEMPS DES SUCCESSEURS DE MAHOMET JUSQU'A L'AN 1184
Description et siège de Tyr. - Tentatives des habitants
d'Ascalon contre Jérusalem. - Prise de Tyr. - Baudouin 2 recouvre sa liberté. -
Foulques, comte d'Anjou, arrive en Palestine. Baudouin lui donne en mariage sa
file Mélisende. - Histoire de la principauté d'Antioche. - Mort de Baudouin 2.
Chap 1
La ville de Tyr est d'une haute antiquité, selon le
témoignage d'Ulpien, très-savant jurisconsulte,
qui en était originaire, et qui en parle dans le Digeste, au titre de Censibus
: « Il faut savoir, dit-il, qu'il y a des colonies qui jouissent du droit
italique, comme, par exemple, dans la Phénicie de Syrie, la très-illustre
colonie de Tyr, dont je suis originaire ; ville
noble parmi toutes les autres, sur laquelle des séries de siècles ont passé,
puissante par les armes, et très attachée au traité qui l'unit avec les
Romains. Le divin Sévère, notre empereur, lui accorda le droit italique en
récompense de sa constante fidélité envers la république et l'empire romain ».
En remontant à l'histoire des temps antiques on apprend
que le roi Agénor fut aussi originaire de cette
ville, ainsi que ses trois enfants, Europe, Cadmus et Phénix
; celui-ci donna son nom à son pays, qui fut depuis appelé Phénicie. Son frère Cadmus, fondateur de la ville de Thèbes et inventeur dé l'alphabet des Grecs, a laissé
à la postérité une mémoire célèbre, la fille du même
roi donna son nom à cette troisième partie du globe terrestre, qui est
maintenant appelée Europe, les habitants de Tyr,
distingués par l’extrême sagacité et l'activité de leur esprit, furent les
premiers qui tentèrent de fixer les diverses articulations de la voix par des
signes propres à chacune d'elles; et, amassant des trésors polir la mémoire,
les premiers ils enseignèrent aux hommes et transmirent à leur postérité l'art
d'écrire et de constater, par des caractères de formes déterminées, la parole,
interprète des pensées. Ce fait se trouve établi par les anciennes histoires,
et Lucain, ce brillant narrateur d'une guerre civile, en parle en ces, termes :
{Phœnices primi, famœ si creditur, ausimansuram rudibus vocem signare figuris}
[01].
La ville de Tyr fut aussi la première qui tira d'un précieux coquillage
la belle couleur de pourpre ; aussi cette couleur, prenant son nom de la ville
où elle fut inventée, fut-elle appelée par les habitants couleur de Tyr ;
aujourd'hui encore elle conserve ce nom.
On sait en outre que Sichée et sa
femme Elisa Didon étaient originaires de Tyr ; ils fondèrent dans le
diocèse d'Afrique cette admirable cité de Carthage,
qui fut rivale de l'empire romain, et appelèrent leur royaume Punique, par analogie avec le nom de la Phénicie, pays
dont ils étaient sortis.
Les Carthaginois, fidèles
au souvenir de leur origine, voulurent toujours être appelés Tyriens, aussi
lit-on dans Virgile : {Urbs antiqua fuit, Tyrii tenuere coloni} [02].et encore :{Tros
Tyriusve mihi nullo discrimine habetur} [03].
Dans le principe la ville de Tyr
eut deux noms ; les Hébreux l'appelaient Sor, ce
qui est son nom le plus usité, et Tyr : ce
dernier, qui semble indiquer une origine grecque, puisqu'il veut dire dans
cette langue un détroit, lui vient cependant de son fondateur. Il est certain
en effet, d'après les traditions les plus anciennes, que Tyras, septième fils de Japhet,
fils de Noé, fonda la ville de Tyr et voulut l'appeler de son nom. Les
paroles suivantes, prises dans le prophète Ezéchiel,
montrent avec évidence combien fut grande dans les temps antiques la gloire de
la ville de Tyr. Le Seigneur dit au prophète :
«Vous, donc, fils de l'homme, faites une plainte lugubre sur la chute de Tyr : et vous direz à cette ville, qui est située près
de la mer, qui est le siège du commerce et du trafic des peuples de tant d'îles
différentes : Voici ce que dit le Seigneur notre Dieu : --- O Tyr, vous avez dit en vous-même : Je suis une ville
d'une beauté parfaite, et je suis placée au milieu de la mer. Les peuples
voisins qui vous ont bâtie n'ont rien oublié pour vous embellir. Ils ont fait
tout le corps et les divers étages de votre vaisseau de sapins de Sanir ; ils ont pris un cèdre du Liban pour vous faire des mâts ; ils ont mis en oeuvre
les chênes de Basan pour faire vos rames ; ils
ont employé l'ivoire des Indes pour faire vos bancs, et ce qui vient des îles
vers l'Italie pour faire vos chambres et vos magasins. Le lin d'Egypte, tissu en broderie, a composé la voile qui a
été suspendue à votre mât ; l'hyacinthe et la pourpre des îles d'Elisa ont fait votre pavillon [04] ». Isaïe a dit aussi : « Traversez les mers, poussez des
cris et des hurlements, habitants de l'île. N'est-ce pas là cette ville que
vous vantiez tant, qui se glorifiait de son antiquité depuis tant de siècles ?
Ses enfants sont allés à pied bien a loin dans des terres étrangères. Qui a
prononcé cet arrêt contre Tyr, autrefois la
reine des villes, dont les marchands étaient des princes, dont les trafiquants
étaient les personnes les plus éclatantes [05] ? »
Hiram, coopérateur du roi Salomon
pour la construction du temple du Seigneur, était aussi natif de la ville de Tyr, de même qu'Apollonius,
qui acquit par ses actions une grande renommée. On peut citer encore, comme
originaire du même lieu, le jeune Abdimus, fils
d'Abdémon, qui expliquait, avec une étonnante sagacité, tous les sophismes,
toutes les propositions énigmatiques, en forme de paraboles, que Salomon
envoyait à Hiram, roi de Tyr, pour qu'il les interprétât. On lit, à ce sujet,
le passage suivant dans le huitième livre des antiquités de Josèphe : « Ménandre,
qui traduisit les Antiquités tyriennes de la
langue phénicienne dans la langue grecque, a fait mention de ces deux rois, en
disant : Abibal, étant mort, eut pour successeur
dans son royaume son fils Hiram, qui vécut
cinquante-trois ans, et régna trente-quatre ans. Dans ce temps Abdimus, fils d'Abdémon, était dans les fers, et il
devinait toujours les propositions que le roi de Jérusalem envoyait ». On lit
encore plus bas : « Il dit en outre que le roi de Jérusalem, Salomon, adressait à Hiram, roi de Tyr, certaines
paroles figurées dont il lui demandait la solution, à la charge par lui, s'il
ne pouvait la découvrir, de lui payer une certaine somme d'argent : et comme
Hiram déclarait qu'il lui était impossible de les comprendre et se trouvait
ainsi exposé a souffrir un grand dommage en argent, les propositions qui lui
avaient été faites furent expliquées par Abdimus, le
Tyrien, qui en donna d'autres pour être présentées à Salomon, afin qu'il
payât aussi de fortes sommes d'argent au roi de Tyr, s'il ne pouvait les
résoudre ». Peut-être cet Abdimus, fut-il le même individu que les récits
populaires et fabuleux désignaient sous le nom de Marcolfe,
duquel on dit qu'il devina les énigmes de Salomon et qu'il lui répondit
en en proposant d'autres du même genre à son interprétation.
La ville de Tyr a reçu et garde le corps
d'Origène, ainsi qu'on
peut s'en convaincre à présent encore par le témoignage des yeux. Jérôme, en écrivant à Pammaque et à Occéarone la lettre qui
commence par ces mots : Scedulœ quas misistis, affirme ce fait en disant : Il y
a maintenant environ cent cinquante ans qu'Origène est mort à Tyr.
Si nous en venons à examiner l'histoire de l'Évangile,
nous y trouverons que la ville de Tyr donna aussi le jour à cette admirable Chananéenne qui alla supplier le Sauveur pour sa
fille horriblement tourmentée par le Démon, et dont le Sauveur exalta la
foi en lui disant : « Femme, votre foi est grande [06] ». Laissant aux filles
de ses concitoyens un monument d'une admirable foi et d'une patience digne des
plus grands éloges, elle leur enseigna la première à implorer le Christ Sauveur
avec les dons de la foi, de la charité et de l'espérance, selon les paroles du prophète David qui avait dit : « Les filles de Tyr viendront
avec leurs présents [07] ».
Tyr est la métropole de toute la Phénicie, qui occupa toujours le premier rang parmi les provinces
de la Syrie, soit à cause des richesses qu'elle renferme, soit en raison de sa
grande population.
CHAPITRE II.
Il est à remarquer que ce nom de Syrie
est employé quelquefois dans un sens plus étendu pour indiquer toute la
province, et sert d'autres fois, dans une acception plus étroite, à en
désigner seulement une portion
quelconque ; souvent aussi on le prend pour l'ajouter au nom d'une province
particulière, et pour la déterminer, comme on le verra par plusieurs exemples.
Ainsi, la grande Syrie contient plusieurs provinces :
elle s'étend depuis le Tigre jusqu'à l'Egypte, et depuis la Cilicie jusqu'à la
mer Rouge. Vers la partie inférieure placée entre le Tigre et l'Euphrate, est
la première de ces provinces, appelée Mésopotamie, parce qu'elle est située
entre deux fleuves (le mot grec potamos voulant dire fleuve) ; et comme elle
fait partie de la Syrie, on la trouve fréquemment désignée dans les Écritures
sous le titre de Mésopotamie de Syrie. A la suite de celle-ci, se trouve la Cœlésyrie, l'une des plus grandes provinces de la Syrie, dans
laquelle on remarque la noble cité d'Antioche et toutes les villes
suffragantes. Elle est limitrophe, à peu près du côté du nord, des deux
Cilicies qui font également partie de la Syrie. Vers le
midi, elle touche à la Phénicie, la principale des provinces de Syrie,
Celle-ci fut autrefois et pendant longtemps simple et d'une seule pièce, et
maintenant elle est divisée en deux parties. La
première est la Phénicie maritime, qui a pour métropole Tyr, la ville
dont il est ici question, et, de plus, les quatorze
villes suffragantes de Tyr ; elle s'étend depuis
le ruisseau de Valania, qui coule au dessus du château de Margat [08], jusqu'à
Pierre-Encise, appelée aujourd'hui District, tout près de la très-ancienne
ville nommée, Tyr-l'Antique.
Voici les noms des villes qui sont renfermées
dans cette province.
Au midi, la première est Porphyrié,
autrement nommée Heffa, et plus vulgairement Caïfa.
La seconde est Ptolémaïs, autrement dite Accon ;
la troisième ; à l'orient, est Panéade, qui est
la Césarée de Philippe ;
la quatrième, au
septentrion, est Sarepta [09] ;
la cinquième, Sidon ;
la sixième, Béryte ;
la septième, Biblios ;
la huitième, Botrium [10] ;
la neuvième, Tripoli ;
la dixième, Artasie [11] ;
la onzième, Archas [12] ;
la
douzième, Arados;
la treizième, Antarados,
et la quatorzième Maraclée [13].
L'autre Phénicie est appelée Phénicie du Liban,
et a Damas pour métropole ;
on la désigne quelquefois aussi sous le nom de Syrie,
comme dans ce passage d'Isaïe : « Damas capitale de la Syrie [14] ». Cette
seconde Phénicie a été encore divisée en deux parties,
dont l'une est nommée Phénicie de Damas, et l'autre
Phénicie d'Émèse.
Les deux Arabies font également partie de la
Syrie.
La première a pour métropole Bostrum
[15]
et la seconde la Pierre-du-Désert.
La Syrie de Sobal, comprise de même dans la grande Syrie,
a Sobal pour métropole.
Les trois Palestines sont de même des provinces de la Syrie.
La première, qui a Jérusalem pour métropole, est
proprement appelée Judée; la seconde a pour métropole la Césarée maritime, et la troisième Scythopolis, autrement appelée Bethsan, sur
l'emplacement de laquelle est maintenant Nazareth.
Enfin, l'Idumée, située en face de l'Egypte, est la dernière province de la
grande Syrie.
Chap 3
La ville de Tyr était non seulement très-bien
fortifiée, ainsi que je
l'ai déjà dit, mais en outre elle était remarquable par la beauté de sa position et la fertilité de son sol.
Quoiqu'elle soit située au milieu de la mer et entourée comme une île par les
flots, elle a en dehors sur la terre ferme un territoire excellent et une
plaine qui se prolonge sur un sol riche et fécond, et fournit toutes sortes d'avantages aux habitants. Cette
plaine n'est pas considérable, comparée du moins avec le territoire des autres
villes ; mais son peu d'étendue est amplement compensé
par sa fertilité, et l'abondance de ses produits représente un nombre
d'arpents beaucoup plus considérable. Ce n'est pas cependant que ce terrain
soit resserré à l'excès : vers le midi, il s'étend du côté de Ptolémaïs,
jusqu'au lieu vulgairement appelé aujourd'hui District
de Scanderion, à quatre ou cinq milles de la ville ; au nord il remonte
à une distance à peu près égale vers Sarepta et Sidon ; et vers l'orient, il
s'étend en largeur à deux milles au moins et trois milles au plus, suivant les
localités.
Il y a dans cette plaine un grand
nombre de sources qui donnent des eaux claires et salubres, par
lesquelles la température est agréablement rafraîchie au temps des fortes
chaleurs. La meilleure et la plus célèbre à la fois est
celle dont on croit que Salomon a voulu parler dans ses Cantiques, lorsqu'il a
dit : « C'est là qu'est la fontaine des jardins et les puits d'eaux vivantes
qui coulent avec impétuosité du Liban [16] ».
Cette source prend naissance dans la partie la plus basse
de toute la plaine ; elle ne descend point, comme la plupart des autres
fontaines, du haut des montagnes, mais plutôt on dirait qu'elle sourdit du fond même de l'abîme.
Cependant les soins et la main des hommes l'ont élevée dans
les airs, en sorte qu'elle arrose et fertilise toute la contrée environnante,
et est appliquée, dans son cours bienfaisant, à des usages très-variés.
Pour parvenir à ce résultat, on a élevé à une hauteur
de dix coudées une belle muraille construite en pierres dures presque comme le
fer. La source qui, dans la profondeur de sa position naturelle, n'eût
été que très-peu utile, se trouvant ainsi élevée par un triomphe de l'art sur
la nature, est devenue infiniment précieuse pour tout le pays, et donne une
grande quantité d'eaux qui favorisent les productions de la terre. Ceux qui
viennent pour examiner ce merveilleux ouvrage, n'aperçoivent d'abord qu'une tour plus élevée à l'extérieur,
en sorte qu'on n'y voit aucun indice de la source; mais lorsqu'ils sont
parvenus sur la hauteur, ils découvrent un immense réservoir d'eaux qui
circulent en par des aqueducs d'une égale hauteur et d'une admirable solidité,
et se répandent de là dans tous les environs. On
a pratiqué pour ceux qui désirent monter jusqu'au haut un escalier très-solide
en pierre, dont les marches sont si douces que des hommes à cheval pourraient
parvenir jusqu'à l'extrémité sans la moindre difficulté. Toute la
contrée tire des avantages inappréciables des eaux de cette source ; elles
fécondent les jardins et les lieux plantés d'arbres à fruits, et donnent
beaucoup d'agrément à tous les vergers ; elles favorisent
en outre la culture de la canne mielleuse, avec laquelle on fabrique le
sucre si précieux et si nécessaire aux hommes pour toutes sortes d'usages comme
pour leur santé, et que les négociants transportent ensuite dans les parties
les plus reculées du monde. On fait aussi
merveilleusement, avec un sable qui se trouve dans la même plaine, la plus
belle qualité de verre, qui, sans aucun doute, occupe le premier rang
parmi les produits de la même espèce. Ce verre, transporté de là dans les
provinces les plus éloignées, fournit la meilleure matière pour faire des vases
de la plus grande beauté, remarquables surtout par leur
parfaite transparence.
Ces diverses productions ont
rendu le nom de la ville de Tyr célèbre chez toutes les nations étrangères, et
fournissent aux négociants les moyens de faire des fortunes considérables.
Outre ces précieuses ressources, la ville de Tyr a encore l'avantage de
posséder des fortifications incomparables, dont j'aurai bientôt occasion de
parler.
Tant de biens réunis la rendaient infiniment précieuse et
chère au prince d'Egypte, le plus puissant
presque de tous les princes d'Orient, et dont l'autorité s'étendait sans
contestation sur tout ce pays, depuis Laodicée de Syrie jusqu'à la brûlante
Lybie. Il la considérait Comme la force et le siège
même de son Empire : aussi l'avait-il approvisionnée avec le plus grand
soin en vivres, en armes et en hommes valeureux, pensant que tout le reste du
corps se maintiendrait et serait en parfaite sûreté, tant qu'il pourrait
préserver de toute atteinte une tête si précieuse.
Chap4
Le quinze donc
des calendes de mars [17], ainsi que je l'ai déjà dit, nos deux armées
arrivèrent auprès de la ville de Tyr, et l'investirent aussi bien qu'il leur
fut possible. Cette ville est
située, comme l’a dit le prophète Ézéchiel, « au milieu de la mer [18] » ; elle est
entourée de tous côtés par les eaux, excepté sur une étroite langue de terre
qui n'a de longueur que celle que peut parcourir une flèche lancée par un arc.
Les anciens ont dit qu'elle formait autrefois une île
entièrement séparée de la terre ferme, et que le puissant prince
assyrien Nabuchodonosor, en ayant entrepris le siège, voulut la réunir à la
terre, mais qu'il ne put terminer ce travail. Le prophète Ézéchiel a perpétué
le souvenir de ce siège lorsqu'il a dit : « Je vais faire venir à Tyr, des pays du septentrion,
Nabuchodonosor, roi de Babylone, ce roi des rois. Il viendra avec des chevaux,
des chariots de guerre, de la cavalerie, et de grandes troupes composées de
divers peuples. Il fera tomber par le fer vos filles qui sont dans les champs :
il vous environnera de forts et de terrasses, et il lèvera le bouclier contre
vous [19] ».
Josèphe fait aussi mention de ce même siège dans le dixième livre des antiquités. « Dioclès,
dit-il, a parlé de ce roi dans son second livre des Colonies; et Philostrate,
dans ses Histoires de l'Inde et de la Phénicie, a dit aussi que ce même roi
avait assiégé Tyr pendant trois ans et dix mois, dans le temps où Jotabal y
régnait ». Plus tard,
Alexandre-le-Macédonien poussa jusque sur la terre ferme les travaux entrepris
avant lui, et s'empara ensuite de vive force de cette place. Josèphe a parlé aussi de ce
nouveau siège dans son onzième livre des antiquités :; et plus bas
encore : « Après avoir employé sept mois à faire le siège de Tyr, « Alexandre alla en Syrie, s'empara de Damas et de Sidon,
et mit le siège devant Tyr » ; et plus bas : « Il suivit avec
persévérance les opérations du siège, parvint à se rendre maître de la ville,
et, après l'avoir prise, il se rendit à Gaza » et deux mois pour celui de Gaza, il mourut à
Sanabal [20] ».
Antérieurement Salmanazar avait aussi envahi toute la
Phénicie, et mis le siège devant la ville de Tyr. Josèphe en parle dans les termes suivants dans son
neuvième livre des Antiquités : « Salmanazar combattit contre Tyr lorsque Hélisée
régnait dans cette ville.
Ménandre, qui a écrit l'histoire des temps, et traduit en langue grecque les
Antiquités tyriennes, atteste ce fait et dit à ce sujet : Hélisée régna
trente-six ans. Les Scythes s'étant éloignés, ce roi ramena par mer à Tyr les
anciens habitants. Le roi des Assyriens, Salmanazar, marchant alors de nouveau
contre eux, envahit toute la Phénicie ; il fit la paix avec toutes les villes,
et se retira ensuite. Les villes de Sidon, d'Archis, Tyr l'Antique et beaucoup
d'autres encore abandonnèrent la ville de Tyr, et se livrèrent elles-mêmes au
roi d'Assyrie. Les Tyriens n'ayant pas fait leur soumission, le roi marcha
contre eux, et les Phéniciens lui fournirent soixante navires et quatre-vingts
galères à rames. Les Tyriens
mirent douze navires en mer, dispersèrent la flotte ennemie, firent cinq cents
prisonniers, et s'acquirent une grande gloire par cette expédition. Le
roi des Assyriens, en s'en allant, plaça des gardes sur la rivière et auprès
des aqueducs de la ville, afin que les Tyriens ne pussent y puiser de l'eau.
Cette surveillance dura pendant cinq années consécutives, et les Tyriens burent de l'eau des
puits qu'ils avaient fait creuser. On trouve le récit des faits qui se
rapportent au roi d'Assyrie, Salmanazar, dans les archives de la ville de Tyr
».
Chap5
Cette ville située au milieu des eaux, comme je l'ai déjà
dit, est dont la navigation offre d'autant plus de dangers qu'elle est remplie
de rochers cachés et placés à des entourées d'une mer extrêmement orageuse, hauteurs fort
inégales. L'abord de la ville du côté de la mer est donc périlleux pour les
pèlerins et pour tous ceux qui ne connaissent pas les localités, et il est
impossible qu'ils arrivent sans échouer, s'ils n'ont soin de prendre un guide
qui ait une connaissance exacte de ces parages. Du côté de la mer, la ville était fermée par une double
muraille, garnie à distances égales de tours d'une hauteur convenable. A
l’orient et sur le point où l'on arrive par terre, il y eut une muraille triple et des tours
d'une hauteur progreuse, fort rapprochées et qui se touchaient presque.
En avant on voyait un fossé vaste et profond, dans lequel on pouvait facilement
faire entrer les eaux de la mer, des deux côtés. Au nord est le port intérieur de la ville,
défendu à son entrée par deux tours et enveloppé par les remparts de la place ;
l'île, qui se trouve en avant, est exposée au premier choc des flots et en
défend ainsi le port qui, placé entre cette île et la terre ferme, offre aux
navires une station sûre et commode, à l'abri de tous les vents, excepté
cependant de l'aquilon.
La flotte alla s'établir dans cette partie du port et s'y
plaça en toute sûreté ; l'armée de terre occupa les vergers qui avoisinent la
ville ; elle dressa son camp en cercle, et par ce moyen les assiégés, privés de
la faculté de sortir de la place et d'y rentrer, furent forcés de se tenir
derrière leurs remparts. La ville de Tyr obéissait alors à deux maîtres ; le
calife d'Egypte, seigneur supérieur, en possédait deux portions ; il avait cédé
la troisième au roi de Damas, qui se trouvait plus voisin, afin qu'il laissât
la place tranquille, et aussi afin que, dans un cas de besoin, il pût lui
prêter ses secours. Il y
avait à Tyr des citoyens nobles et très-riches, qui faisaient
constamment le commerce avec toutes les provinces situées sur les bords de la
mer Méditerranée, rapportant chez eux une grande quantité de marchandises
étrangères et des richesses de tout genre.
En outre beaucoup
d'illustres et riches habitants de Césarée, de Ptolémaïs, de Sidon, de Biblios,
de Tripoli, et des autres villes maritimes qui étaient déjà tombées au pouvoir
des Chrétiens, s'étaient refugiés à Tyr, pour se mettre à l'abri de ses
remparts et y avaient acheté à grand prix des maisons, regardant comme
impossible qu'une ville si bien fortifiée fût jamais prise par nos troupes, car
alors, de même qu'aujourd'hui encore, la ville de Tyr était considérée comme le
boulevard de tout le pays, et les forces d'aucune autre place ne pouvaient être
comparées aux siennes.
Chap6
Après avoir mis en ordre tous les bagages et fait leurs
dispositions de la manière la plus commode, les alliés mirent leurs navires à
sec tout près du port, et ne conservèrent à flot qu'une seule galère, afin
d'être toujours prêts à pourvoir à tout événement imprévu; puis ils firent creuser un fossé
profond, qui fut prolongé depuis la partie supérieure de la mer jusqu'à
l'extrémité inférieure de la ville, formant ainsi une enceinte dans laquelle l'armée se trouva enfermée.
On prit alors sur les navires les matériaux que les Vénitiens avaient apportés
en grande quantité ; on convoqua des ouvriers, et l’on commença à faire
construire des machines de toute espèce. Le seigneur patriarche, qui
remplissait les fonctions du roi, assisté des princes du royaume, fit venir des
charpentiers et des ouvriers habiles dans les travaux de construction, leur
livra les matériaux dont ils pouvaient avoir besoin et leur commanda de
construire une tour d'une
grande élévation, du haut de laquelle on put combattre de très-près contre ceux
qui occupaient les tours sur les remparts, et d'où la vue pût se porter
dans l'intérieur de la place. Il ordonna aussi de construire des machines à lancer des projectiles,
afin que l'on pût attaquer les tours et les murailles avec des blocs de terre
de toutes dimensions, et répandre ainsi la terre parmi les assiégés. Le duc de
Venise, rivalisant de zèle, faisait de même construire de pareilles machines,
et les plaçait ensuite sur les points les plus convenables. Tous à l'envi
pressent leurs travaux avec la plus grande sollicitude et poursuivent vivement
leur entreprise ; ils s'animent davantage de jour en jour, serrent de près les
assiégés, et ne cessent, à l'aide de leurs machines, de faire à la ville toutes
sortes de maux. Ils multiplient aussi les assauts et les combats, en sorte que
les assiégés ne pouvaient jouir d'aucun moment de repos. Ceux-ci cependant,
préoccupés du soin de leur défense, cherchent de leur côté les moyens de
repousser les attaques de leurs adversaires, et de leur faire tout le mal
possible. Ils font construire dans l'intérieur de la place des machines, avec lesquelles ils
lancent d'énormes quartiers de roc sur celles des Chrétiens, qui fléchissent à
tout moment sous leurs coups redoublés, et la crainte qu'inspirent ces blocs
immenses les rend maîtres de toute la place vers laquelle ils les dirigent, à
tel point que les nôtres n'osent plus y demeurer. Ceux d'entre eux à qui
le sort impose le devoir de veiller à la garde des machines ne s'en approchent
plus qu'en courant avec la plus grande vitesse, et lors même qu'ils y sont
enfermés ils se trouvent encore exposés aux plus grands périls. En même temps
ceux des ennemis qui occupaient, les tours élevées, armés d'arcs et
d'arbalètes, lançaient des javelots, des flèches et des pierres contre ceux des
nôtres qui les attaquaient du haut de leurs tours mobiles ou qui combattaient autour des
machines, et les traits des ennemis tombaient en si grande quantité que les
nôtres osaient à peine se montrer. Cependant ceux des nôtres qui étaient renfermés dans les tours mobiles
repoussaient la force par la force, lançaient aussi des grêles de traits contre
leurs adversaires qui se trouvaient dans les tours et sur les remparts, et ces
derniers à leur tour se voyaient forcés à un travail si fatigant qu'ils étaient
obligés de se relever plusieurs fois le jour dans leurs positions et ne
soutenaient qu'avec peine la fatigue de ce genre de combat. Les hommes qui
occupaient les autres machines, guidés par ceux de leurs compagnons qui avaient
une plus grande habileté dans l'art de lancer des traits, employaient toute leur
vigueur, et faisaient les plus grands efforts pour diriger contre les tours et
les remparts d'énormes
rochers qui, dans leur choc, ébranlaient et renversaient presque les
fortifications les plus solides. Les éclats des pierres et les débris du ciment
formaient des nuages de poussière tels que ceux des assiégés qui occupaient les
tours et les remparts étaient souvent dans l'impossibilité de voir les
mouvements de leurs ennemis. Ceux de ces blocs qui dépassaient dans leur course
les tours ou les remparts, allaient tomber avec fracas dans l'intérieur de la
ville et brisaient en mille morceaux les plus grands édifices aussi bien que
tous ceux qui s'y trouvaient renfermés. Dans la campagne les cavaliers et les
fantassins se battaient avec la plus grande ardeur, et presque tous les jours,
contre ceux des assiégés qui sortaient de la place : souvent les nôtres les provoquaient à venir se mesurer
avec eux ; d'autres fois les habitants sortaient eux-mêmes de leur pur
mouvement, et faisaient des irruptions dans le camp des assiégeants.
Chap7
CHAPITRE VII.
Tandis que l'on combattait ainsi avec acharnement et que
la fortune demeurait incertaine, soit que les Chrétiens livrassent des attaques
du haut de leurs machines, soit qu'ils en vinssent aux mains avec leurs ennemis
devant la porte de la ville, champ de bataille où les combattants se
provoquaient mutuellement et s'attaquaient avec la plus grande vigueur, le seigneur Pons, comte de
Tripoli, que les princes du royaume avaient appelé à leur secours,
arriva suivi d'une nombreuse escorte. Sa présence sembla doubler les forces de
l'armée chrétienne et la remplit d'une nouvelle audace ; les ennemis au
contraire furent saisis de crainte et parurent désespérer du succès de leur
résistance. Il y avait dans la ville de Tyr sept cents chevaliers de Damas, dont l'exemple
soutenait le courage et animait les forces des nobles habitants de Tyr, hommes efféminés et
délicats, trop peu accoutumés aux pénibles exercices de la guerre Ces
chevaliers se montraient empressés à les encourager dans leurs efforts et à
leur accorder les éloges qui leur étaient dus. Eux-mêmes cependant, lorsqu'ils
virent que les forces des Chrétiens augmentaient de jour en jour et donnaient
de nouvelles chances de succès à leur entreprise, tandis que d'un autre côté
les trésors des assiégés et le courage nécessaire à la résistance diminuaient
sensiblement ; eux-mêmes, dis-je, commencèrent à montrer moins de vigueur et
parurent disposés sagement à repousser une tâche qu'il leur était impossible de
supporter seuls ; si d'une part ils n'invitaient pas les assiégés à se rendre,
d'autre part aussi ils s'abstenaient de les exciter à compter uniquement sur
leurs forces. J'ai déjà dit, en effet, qu'alors comme aujourd'hui il n'y avait qu'un seul point et une
seule porte par où l'on pût entrer dans la ville : elle était de toutes parts
entourée, comme une île, par les eaux de la mer, si ce n'est sur un passage
fort étroit, par lequel on arrivait à la porte, et c'était en ce lieu que
fantassins et cavaliers livraient sans cesse des combats, dont les résultats
étaient tour â tour favorables ou contraires à chacun des deux partis, ainsi
qu'il arrive presque toujours dans les rencontres de ce genre.
Chap 8
CHAPITRE VIII.
Dans le même temps, les habitants d'Ascalon voyant le
royaume de Jérusalem entièrement dégarni de chevaliers, et que toutes les forces étaient
employées au siège de Tyr, saisirent cette occasion pour rassembler
leurs troupes, franchirent la plaine qui les sépare de Jérusalem et se
dirigèrent en toute hâte vers les montagnes au milieu desquelles est bâtie la
Cité sainte. Ils espéraient trouver cette heureuse ville presque complètement
déserte et pouvoir emmener en captivité ceux des habitants qui y seraient
encore, et qui se hasarderaient imprudemment hors des remparts. Ils arrivèrent
en effet fort à l'improviste, et tuèrent, je crois, huit citoyens qu'ils
surprirent dans les champs et dans les vignes. Ceux de la ville, quoique peu
nombreux, animés par une vive foi et remplis d'un zèle bien légitime pour la
défense de leurs femmes et de leurs enfants, prirent aussitôt les armes et
marchèrent à la rencontre de l'ennemi. Ils demeurèrent pendant trois heures
face à face, les nôtres cependant n'osant attaquer leurs adversaires, attendu
qu'ils ne formaient qu'une troupe de fantassins ; les Ascalonites pensèrent
qu'ils ne pouvaient demeurer plus longtemps sans s'exposer à quelque danger,
qu'il y aurait peu de sûreté pour eux à attaquer aussi près de la ville des
gens si fermes, qui se montraient déterminés à une vigoureuse résistance, et
ils firent aussitôt leurs dispositions pour une prompte retraite. Les nôtres
cependant les poursuivirent quelque temps avec précaution ; ils leur enlevèrent
dix-sept chevaux et quatre combattants, leur tuèrent quarante-deux hommes ; et
après cette heureuse expédition, ils rentrèrent dans la ville, tous sains et
saufs.
Chap9
CHAPITRE IX.
Cependant les Tyriens, fatigués de leurs longues veilles,
des combats continuels et des nombreux travaux qu'ils avaient à soutenir,
commençaient à se présenter moins souvent en face de leurs ennemis et ne
s'acquittaient plus qu'avec langueur des divers services imposés par les
circonstances. Ils ne pouvaient assez s'étonner qu'une ville où ils avaient
coutume de voir presque tous les jours une immense affluence de peuples divers,
accourant par terre et par mer, et apportant de toutes parts des ressources
abondantes, se trouvât si étroitement serrée que les étrangers ni les habitants
même ne pussent plus y arriver ni en sortir, qu'enfin la disette des vivres
commençât, à se faire sentir, et les menaçât d'être bientôt réduits aux
dernières extrémités. Dans cette occurrence ils tinrent conseil et écrivirent
au calife d'Egypte et au roi de Damas, pour leur rendre compte de leurs dangers
et les supplier de venir en toute hâte les délivrer d'une situation presque
désespérée ; ils peignirent en même temps l'ardeur infatigable de leurs
ennemis, et déclarèrent que les forces et le courage de ceux-ci augmentaient de
jour en jour, tandis que les assiégés perdaient tout espoir, souffraient déjà
de la rareté des vivres, et se voyaient exposés à des maux intolérables. Cette
démarche leur rendit un peu de confiance, et en attendant l'arrivée des secours
qu'ils sollicitaient, ils s'encouragèrent mutuellement à résister ainsi qu'ils
avaient fait jusqu'alors. Un grand nombre d'entre eux étaient dangereusement
blessés et ne pouvaient plus combattre, mais ceux-là même ne cessaient
d'exhorter leurs concitoyens à se défendre avec vigueur.
Bientôt on annonça que le roi de Damas, Doldequin, touché
de compassion en recevant les lettres et les députés qu'on lui avait adressés,
venait de rassembler une armée
innombrable de Turcs et un corps de cavalerie considérable, qu'il avait franchi
les frontières de son pays et dressé son camp dans le diocèse de Tyr, sur les
bords d'un fleuve qui n'est éloigné de cette ville que de quatre milles.
On dit aussi qu'une flotte égyptienne, plus forte que les flottes ordinaires et
portant un plus grand nombre d'hommes armés, s'était mise en route pour porter
des secours aux Tyriens en vivres et en soldats, et qu'elle arriverait sous
trois jours. On affirmait en outre que le roi de Damas attendait encore des
forces plus considérables, et que c'était pour ce motif qu'il différait encore
de passer le fleuve et d'attaquer les Chrétiens, voulant aussi donner à la
flotte le temps de s'approcher, afin qu'il lui fût plus facile d'entrer dans la
ville, tandis que les armées de terre seraient aux prises.
Ces détails ayant été connus dans notre camp, les chefs
tinrent conseil et délibérèrent sur les résolutions qu'il convenait de prendre
: ils crurent alors devoir diviser leur armée en trois corps : l'un, composé de
toute la cavalerie et de l'infanterie soldée, fut destiné à agir sous les
ordres du comte de Tripoli et du seigneur Guillaume de Bures, connétable et
administrateur général du royaume ; on décida qu'il sortirait du camp pour
marcher au besoin à la rencontre du roi de Damas, et le combattre sous la
protection du Seigneur. Le duc de Venise fut réserve pour la flotte ; on arrêta
qu'il s'embarquerait avec ses troupes, et irait chercher la flotte ennemie et
tenter le sort des batailles, à la tête de ses vaillants soldats. Les citoyens de toutes les villes
du royaume qui s'étaient réunis sous les murs de Tyr pour prendre part aux
travaux du siège, furent destinés à y demeurer avec une bonne partie des
Vénitiens, pour veiller à la défense des machines et des tours mobiles,
afin que ceux des combattants qui se trouvaient renfermés dans ces dernières ne
pussent en être expulsés, que les machines pussent continuer à battre les
murailles elles tours de la place, et qu'enfin, les combats qu'on livrait en
dehors de la porte ne fussent pas interrompus. Ces arrangements furent adoptés
par tout le monde, et l'on fit aussitôt toutes les dispositions nécessaires. Le comte de Tripoli et le seigneur
Guillaume de Bures sortirent du camp, et marchèrent suivis de tous leurs
chevaliers à la rencontre de l'ennemi ; ils se portèrent presque à deux milles
en avant de la ville, mais les Turcs n'osèrent se présenter. On était assuré
cependant que Doldequin avait campé sur les bords du fleuve ; il avait dans le
principe beaucoup de courage, et s'était résolu à franchir ce passage ; mais
ensuite, lorsqu'il apprit par quelques rapports les sages résolutions des chefs
de l'armée chrétienne, il jugea qu'il pouvait être périlleux pour lui de
s'engager témérairement contre des hommes aussi prudents que valeureux ; en
conséquence, il fit sonner les trompettes, et donna à son armée l'ordre de se
remettre en marche pour rentrer dans le pays de Damas.
Le duc de Venise, après avoir fait toutes ses dispositions sur sa flotte,
descendit jusqu'à Alexandrie, ville située à six milles environ de Tyr, et
vulgairement appelée maintenant Scandarium. Mais lorsqu'on eut appris que le
roi de Damas était retourné dans son pays, et qu'en même temps aucune flotte
égyptienne n'était en mer, quoiqu'on l'eût d'abord annoncé, les galères
vénitiennes rentrèrent dans le port, et s'amarrèrent de nouveau sur le rivage ;
toutes les troupes se rassemblèrent dans le camp, et l'on recommença à attaquer
plus vivement les assiégés.
CHAPITRE X.
Un jour quelques
jeunes gens de la ville de Tyr, jaloux de se rendre utiles à leurs concitoyens, et d'acquérir dans la
postérité une gloire immortelle, s'engagèrent les uns envers les autres à
sortir ensemble de la ville, afin de pénétrer jusque dans notre camp, et
d'incendier nos machines et nos tours mobiles. Accomplissant aussitôt leur
dessein, ces jeunes gens sortirent et vinrent mettre le feu sous l'une des
machines qui était la plus utile aux assiégeants. Dès que ceux-ci le
reconnurent, ils coururent aux armes, et apportèrent de l'eau en abondance pour
arrêter les progrès de l'incendie. Il arriva à cette occasion un fait digne d'admiration,
et que je crois devoir rapporter. Un jeune homme d'une vertu et d'un courage
qui méritent les plus grands éloges, monta sur le sommet de la machine,
quoiqu'elle fût entièrement embrasée, et se tint constamment au dessus, versant
sans cesse l'eau qu'on lui faisait parvenir. Les assiégés qui étaient dans les
tours, armés de leurs arcs et de leurs arbalètes, s'en étant aperçus,
dirigèrent tous leurs efforts contre lui ; il était là en butte à tous leurs
traits, et comme si on l'y eût placé à dessein ; ils ne cessèrent de tirer sur
lui ; mais ils perdirent toutes leurs peines, et le jeune homme demeura sur le
même point toute la journée, sans avoir été une seule fois atteint. Ceux qui
étaient venus mettre le feu à cette machine, furent arrêtés par les nôtres, et
périrent sous le fer vengeur, à la vue de leurs concitoyens.
Cependant les assiégeants, voyant que l'une des machines
de la place lançait contre les tours mobiles des pierres d'un énorme poids, qui
les frappaient toujours en droite ligne, et les endommageaient de toutes parts,
reconnaissant en même temps qu'ils n'avaient parmi eux aucun homme qui fût en
état de bien diriger les machines, et qui eût une pleine connaissance de l'art
de lancer les pierres, firent demander à Antioche un certain Arménien, nommé Havedic,
homme qui avait une grande réputation d'habileté ; son adresse à manier les
machines et à faire voler dans les airs les blocs de pierre était telle, à ce
qu'on dit, qu'il atteignait et brisait sans aucune difficulté tous les objets
qu'on lui désignait. Il arriva en effet à l'armée, et aussitôt qu'il y fut, on
lui assigna sur le trésor public un honorable salaire qui pût lui donner les
moyens de vivre avec magnificence, selon ses habitudes ; puis, il s'appliqua
avec activité au travail pour lequel on l'avait mandé, et déploya tant de
talents que les assiégés durent croire bientôt qu'une nouvelle guerre
commençait contre eux, tant ils eurent à souffrir de maux beaucoup plus cruels.
Chap 11
CHAPITRE XI.
Tandis que ces choses se passaient dans les environs de
Tyr, Balak, très-puissant
satrape des Turcs, qui
retenait le roi de Jérusalem dans les fers, alla mettre le siège devant
la ville de Hiérapolis.
Au milieu des opérations de l'attaque, il fit appeler auprès de lui le seigneur
de cette ville, en lui adressant avec artifice des paroles de paix ; le
gouverneur simple et crédule, trop confiant en son ennemi, se rendit aussitôt
auprès de lui, et le satrape lui fit trancher la tête dès qu'il l'eut en son
pouvoir. Josselin l'ancien,
comte d'Edesse, ayant appris que le prince turc assiégeait une ville
située dans le voisinage, et craignant qu'après en avoir expulsé le commandant,
il ne se présentât plus redoutable, convoqua beaucoup de chevaliers dans le
pays d'Antioche, aussi bien que dans ses États, et marcha à la rencontre du
satrape. Aussitôt qu'il reconnut son armée, Josselin disposa ses bataillons en bon ordre de
bataille, s'élança vivement sur les ennemis, les mit aussitôt en fuite, et fut
conduit par le hasard jusqu'auprès du prince turc : il le transperça de son
glaive, et l'étendit mort ; puis, il lui coupa la tête, sans savoir cependant
qu'il eût mis à mort le chef de l'armée ennemie. Ainsi s'accomplit la vision
qu'avait eue Balak en songe ; car, on peut dire avec vérité que Josselin avait
arraché les yeux à celui qui perdit à la fois par sa main la faculté de voir et
de vivre. Aussitôt le comte d'Edesse plein d'une grande sagesse, et d'une
expérience consommée, voulant
réjouir l'armée de Tyr par le spectacle de ses succès, et du fruit de sa
victoire, chargea un jeune homme déporter à cette armée la tête du prince turc,
et lui prescrivit de passer d'abord par Antioche, afin que tous les Chrétiens
prissent également part à la joie de ce triomphe. Lorsque le messager se
présenta, la nouvelle qu'il apportait fut reçue avec des transports
d'allégresse, et tous les coeurs furent satisfaits. Le comte Pons de Tripoli, qui était aussi dans
le camp, et se montra toujours comme un fidèle et modeste serviteur, obéissant
envers le seigneur patriarche et les autres princes, et rempli de zèle pour le
succès des affaires publiques, voulant donner un témoignage de son respect pour
le comte d'Edesse, et honorer en même temps la mission qu'il avait confiée à
son messager, reçut celui-ci chevalier, et lui conféra de sa main les armes de
chevalerie. Tous ceux qui faisaient partie de l'expédition, en apprenant ces
événements, élevaient les mains vers le ciel, pour louer, bénir et glorifier
Dieu, « qui est terrible dans ses desseins sur les enfants des hommes [21]».
Toute l'armée, animée d'un zèle plus ardent, comme si elle eût pris de
nouvelles forces, pressa plus vivement encore les travaux qu'elle avait
entrepris, et ne laissa plus un seul moment de repos aux ennemis, tant les
combats qu'elle livrait se succédaient sans interruption. De leur côté les
assiégés, qui avaient déjà consommé toutes leurs denrées, et se trouvaient
exposés à toutes les horreurs de la famine, sans avoir aucun espoir d'être secourus,
se conduisaient avec moins de vigueur.
Il arriva cependant un jour un événement digne d'être rapporté. Quelques jeunes
gens de la ville, fort habiles à la nage, sortirent du port intérieur, et
allèrent en nageant dans le port extérieur, jusqu'auprès de la galère, qui,
comme je l'ai dit, était toujours en mer pour les cas imprévus : ils avaient
apporté une corde qu'ils attachèrent fortement à la galère, et après avoir
coupé celles par lesquelles elle était retenue, ils retournèrent eux-mêmes du
côté de la ville, traînant le navire à leur suite, à l'aide de la corde qu'ils
y avaient adaptée. Les hommes qui étaient dans les tours mobiles pour le
service de garde s'en aperçurent bientôt, et se mirent à crier pour donner
l'alarme : à ce signal les Chrétiens accoururent sur le rivage ; mais avant
qu'ils se fussent entendus sur les moyens de s'opposer à cette entreprise, les
jeunes Tyriens étaient rentrés dans la ville, et y avaient conduit la galère.
Elle était montée par cinq hommes, qui y faisaient le service de garde ; l'un
d'eux fut tué, les quatre autres se jetèrent à la mer, et parvinrent à gagner le
rivage, sans nouveau malheur.
Chap12
CHAPITRE XII.
Pendant ce temps, les habitants d'Ascalon, semblables à des moucherons inquiets,
et sans cesse occupés du besoin de nuire, voyant les forces entières du royaume
occupées au siège de Tyr, et la contrée dégarnie de chevaliers, et exposée par
conséquent sans défense à toutes les irruptions, rassemblèrent une seconde fois
leurs troupes et se dirigèrent vers les montagnes de la Judée. Ils attaquèrent
subitement une place située au nord de Jérusalem, et à cinq ou six milles de
distance, nommée Bilis, plus connue maintenant sous le nom de Mahomérie, et
s'en emparèrent de vive force. Ils firent périr sous le glaive la plus grande
partie des habitants ; les vieillards seuls se retirèrent avec les femmes et
les enfants dans une tour, où ils échappèrent à la mort. Puis, les Ascalonites
se répandirent librement dans toute la contrée et parcoururent tous les
environs, sans rencontrer aucun obstacle, attaquant tous ceux qu'ils
rencontraient, les chargeant de fers ou les faisant mourir sous le glaive, et
s'abandonnant, au gré de leurs caprices, à toutes sortes d'excès contre les
malheureux habitants de la province.
Chap 13
CHAPITRE XIII.
Les Tyriens cependant, de plus en plus accablés par les
calamités de la disette, cherchèrent d'autres moyens d'échapper à tant de maux.
Déjà les citoyens se réunissaient en petites assemblées, pour délibérer entre
eux sur la possibilité de mettre un terme aux souffrances qu'ils enduraient.
Ils jugeaient qu'il leur serait pins avantageux de livrer la ville, et
d'obtenir la faculté d'en sortir librement pour aller habiter dans d'autres
villes, où ils trouveraient des compatriotes, et ils préféraient cette chance
au malheur de mourir de faim et de voir, sous leurs yeux même, leurs femmes et
leurs enfants dépérir dans l'excès de la misère sans pouvoir leur donner aucun
secours. Après s'être réunis souvent en groupes, dans lesquels on raisonnait
ainsi sur la situation des affaires, les habitants résolurent d'un commun
accord de s'adresser aux hommes les plus considérables, aux chefs de la ville,
et d'en venir à une assemblée publique. On convoqua toute la cité, on porta la
parole au milieu de cette réunion générale, et l'on discuta le parti qu'il y
avait à prendre. Tous furent unanimement d'avis qu'il importait de mettre un
terme à tant de maux, et de chercher à obtenir la paix, à quelque prix et à
quelque condition que ce fût. Le roi de Damas, dans le même temps, ayant appris
que la ville de Tyr se trouvait réduite aux dernières extrémités, et prenant
compassion de ses souffrances, rassembla de nouveau ses troupes, se rendit vers
les bords de la mer, et alla camper une seconde fois auprès du fleuve voisin de
la ville. Les Chrétiens redoutant son approche, firent de leur côté toutes
leurs dispositions, comme s'ils allaient avoir à soutenir de nouveaux combats,
et cependant ils ne négligeaient point leur entreprise contre la ville et
continuaient à la serrer de près. Mais le roi de Damas envoya des députés,
hommes sages et remplis de prudence, qu'il chargea de porter des paroles de
paix aux chefs de notre armée, au seigneur patriarche, au seigneur duc de
Venise, au seigneur comte de Tripoli, au seigneur Guillaume de Bures, et à tous
les principaux seigneurs, du royaume. Enfin, après beaucoup de contestations, on convint, des deux côtés
que la ville serait livrée aux Chrétiens, que les habitants auraient la faculté
d'en sortir librement avec leurs femmes, leurs enfants et tous leurs biens, et
que ceux qui aimeraient mieux continuer à y habiter le pourraient également, et
conserveraient leurs propriétés et leurs demeures.
Cependant le
peuple et les hommes d'un rang inférieur, ayant eu connaissance des conditions
auxquelles on traitait pour la reddition de la ville, mécontents de voir qu'en
les adoptant nos princes les dépouilleraient du riche butin et des dépouilles
qu'ils avaient espéré recueillir, en occupant la place de vive force,
résolurent d'un commun accord de remporter le prix de leurs œuvres, malgré les
arrangements qu'on avait pu faire, et se disposèrent à manifester leur
dissentiment : la raison plus calme des hommes les plus considérables prévalut
cependant sur ce premier mouvement ; la ville fut livrée, et les citoyens usèrent en toute liberté, et
selon les conventions, de la faculté qu'on leur avait accordée de sortir de la
place. En témoignage de la victoire, la bannière du roi de Jérusalem fut élevée
au haut de la tour qui domine la porte de la ville ; au dessus de celle qu'on
appelle la tour verte, on arbora la bannière du duc de Venise, et la bannière
du seigneur comte de Tripoli fut plantée, non moins glorieusement, sur la tour
dite de Tanarie.
Déjà avant la prise
et même le siège de la ville de Tyr, la plus grande partie du pays qui forme
son diocèse était tombée au pouvoir des Chrétiens. Dans toute la partie
montagneuse qui avoisine la ville et s'étend presque jusqu'au Liban, les places
fortes, aussi bien que les campagnes, appartenaient à un homme noble et
puissant qui habitait au milieu de ces montagnes. Il se nommait Honfroi de
Toron, et était père de ce jeune Honfroi qui devint dans la suite connétable du
royaume. Il possédait tout le pays jusqu'à la quatrième ou cinquième des
pierres qui sont plantées à la sortie de la ville de Tyr ; il en jouissait
tranquillement, et habitait dans les montagnes un château également fortifié
par l'art et par la nature, d'où il faisait souvent à l’improviste des
irruptions contre les habitants de la ville. Le
seigneur de Tibériade, Guillaume de Bures, alors connétable, et le seigneur
Josselin, comte d'Edesse, qui avait été avant lui seigneur de Tibériade,
avaient aussi de vastes propriétés dans les mêmes montagnes, et il leur
arrivait souvent de diriger des attaques inopinées contre la ville de Tyr et de
la mettre en grand danger. Du côté du midi, le seigneur roi Baudouin, de
précieuse mémoire, prédécesseur de Baudouin II, avait également fait construire
un château fort, nommé Alexandrie, sur les bords de la mer, auprès d'une source
limpide et salubre, à six ou sept milles de distance de Tyr. Fatiguée depuis
longtemps par les attaques réitérées de ses voisins, la ville de Tyr se trouva
moins bien disposée à soutenir les travaux du siège qui la fit tomber enfin au
pouvoir des Chrétiens. On dit que le vénérable Odon mourut dans le cours du
même siège. Il avait été élevé à la dignité de métropolitain de cette église
pendant que les ennemis étaient encore maîtres de la place, et l’on rapporte
que le patriarche de Jérusalem l'avait lui-même consacré.
Chap14
CHAPITRE XIV.
[1124] Les habitants de Tyr, fatigués de leur long
emprisonnement, et cherchant à se distraire de leurs ennuis, sortirent avec
empressement de la ville et s'approchèrent du camp des Chrétiens pour mieux
reconnaître quel était donc ce peuple de fer, si patient dans toutes ses
entreprises, si habile dans le maniement des armes, qui, dans l'espace de
quelques mois, avait réduit une ville si belle et si bien fortifiée à subir les
plus dures conditions, après avoir souffert toutes les calamités d'une affreuse
misère. Ils examinaient en toute liberté les formes des machines; ils
admiraient les vastes dimensions des tours mobiles, les armes des assiégeants,
la position et l'arrangement de leur camp ; ils s'informaient aussi avec soin
des noms de tous les princes, et recueillaient avidement tous les détails qu'on
leur donnait, afin de pouvoir en former des relations dignes de foi, et
transmettre ainsi à la postérité l'histoire précise de tous ces événements. Les
Chrétiens aussi, étant entrés dans la ville, admirèrent ses fortifications, la
solidité des édifices et des remparts, l'élévation des tours, l'élégance du
port et les difficultés que l'on avait réunies pour en défendre l'approche ;
ils louèrent aussi la fermeté courageuse des habitants qui avaient prolongé leur
défense jusqu'au dernier terme possible, malgré le fléau de la disette et
toutes les privations auxquelles ils étaient réduits, car au moment où les nôtres prirent
possession de la place, ils ne trouvèrent plus dans toute la ville que cinq
boisseaux de froment. Dans le principe, les gens du peuple avaient
trouvé fâcheux que l'on accordât aux Tyriens les conditions qui assurèrent la
reddition de leur cité ; mais ils ne tardèrent pas à s'en montrer plus
satisfaits, se vantant en même temps des travaux qu'ils avaient supportés, et
pensant qu'un tel succès et de si grands efforts méritaient d'être à jamais
célébrés dans la mémoire des hommes. On divisa la ville en trois parties, dont deux furent assignées au roi
de Jérusalem et la troisième aux Vénitiens, selon les conventions antérieures.
Elle fut prise et rendue au nom et à la foi du Christ, l'an onze cent
vingt-quatre de l'incarnation, le vingt-neuf du mois de juin, et la sixième
année du règne de Baudouin II, roi de Jérusalem.
Chap 15
CHAPITRE XV.
Ce prince cependant, après avoir demeuré pendant dix-huit
mois et un peu plus prisonnier chez ses ennemis et chargé de fers, promit une
somme d'argent, donna des otages, et recouvra sa liberté pour le prix convenu.
Il revint à Antioche, avec la protection du Seigneur, l’année même de la prise
de Tyr, le 29 août. On dit que la somme qu'il s'était engagé à payer à titre de
rançon était de cent mille Michel, espèce de monnaie qui avait le plus de cours
dans toutes ces contrées, soit dans les affaires de commerce, soit sur les
marchés où l'on vendait toutes sortes de denrées. Arrivé à Antioche, et ne
sachant comment faire pour payer les sommes qu'il avait promises et retirer ses
otages, le roi consulta les hommes les plus sages, et leur demanda quelques
bons avis. On lui représenta que la ville d'Alep éprouvait une grande disette
de vivres, qu'elle était presque dépeuplée, qu'il lui serait facile de
l'assiéger et de s'en emparer, et que les citoyens, pressés par cette attaque,
ou feraient rendre les otages, ou lui donneraient de l'argent autant qu'il en
aurait besoin pour payer le prix de sa délivrance. Le roi, ayant accueilli ce
projet, convoqua aussitôt les chevaliers de toute la principauté et alla mettre
le siège devant Alep. Ainsi qu'il est d'usage, il disposa ses troupes en cercle
autour de la place, afin d'empêcher les assiégés de sortir de la ville et d'y
rentrer, et contraignit ainsi les habitants à se contenter du peu d'aliments
qui leur restaient encore. Ceux-ci cependant s'empressèrent de donner avis de
leur cruelle situation aux Orientaux, et principalement à ceux qui habitaient
au-delà de l'Euphrate, et les informèrent par leurs lettres que, s'ils
n'arrivaient promptement à leur secours, la ville serait bientôt détruite. Les
princes infidèles, remplis de sollicitude pour leur allié, rassemblèrent
aussitôt leurs troupes, et se concertèrent ensemble pour lui porter du secours.
Ils passèrent l'Euphrate et s'avancèrent en toute hâte afin de délivrer au plus
tôt la ville de toutes les fatigues d'un siège. Ils avaient avec eux sept mille
hommes de cavalerie, sans compter ceux qui étaient chargés du soin des bagages
et des équipages, et les serviteurs qui marchaient, selon leur devoir, à la
suite de leurs seigneurs.
Le roi et ceux qui étaient avec lui jugèrent, en voyant
s'approcher cette multitude d'ennemis, qu'il valait mieux se retirer et se
mettre eu lieu de sûreté avec leurs troupes, que de s'engager témérairement
contre des forces si supérieures. Avant que les Turcs fussent arrivés auprès de
la ville, les nôtres firent leur retraite vers un château fort qui leur appartenait, et qui se nommait
Cépère ; ils se rendirent de là à Antioche, et se séparèrent ensuite. Le
roi, suivi de son escorte particulière, se rendit alors à Jérusalem. Le clergé
et le peuple, qui désiraient si impatiemment son retour, le reçurent avec les
plus grands honneurs ; le menu peuple et les seigneurs l'accueillirent avec un
égal empressement ; il y avait à peu près deux ans qu'il avait quitté ses
États.
Là même année [22], le seigneur pape Calixte II, de précieuse mémoire,
mourut et eut pour successeur un certain Lambert, né à Bologne, évêque
d'Ostie, qui prit le nom d'Honoré. Il avait eu pour compétiteur un certain
Théobald, cardinal-prêtre, du titre de Sainte-Anastasie ; et comme son élection
même n'avait pas été faite très-canoniquement, au bout de douze jours il
résigna et déposa spontanément la thiare et le manteau en présence de tous ses
frères. Ceux-ci cependant, tant évêques que prêtres, diacres et cardinaux,
voyant ce témoignage d'humilité, et craignant pour l'avenir qu'il ne s'élevât
dans l'Église romaine quelque innovation, réformèrent ce qui avait été mal fait
dans l'élection d'Honoré, l'autorisèrent à reprendre le siège, tombèrent à ses
pieds et lui rendirent l'obéissance accoutumée, comme à leur pasteur et au pape
universel.
Chap 16
CHAPITRE XVI.
[1125] Tandis que le roi était encore à
Jérusalem, plusieurs messagers vinrent lui annoncer que l'un des plus puissants princes de l'Orient,
nommé Borsequin, avait rassemblé de tous côtés une immense milice, qu'il
avait passé l'Euphrate et était arrivé sur le territoire d'Antioche. Là,
parcourant le pays au gré de ses caprices, sans que personne ne pût mettre
obstacle à ses mouvements, il incendiait tout ce qu'il trouvait hors des villes
et des places fortifiées, et livrait tout le pays au pillage. Les seigneurs
d'Antioche avaient tenté de lui résister; mais, après plusieurs essais
infructueux, voyant qu'il leur serait impossible d'y réussir, ils en donnèrent
avis au roi, auquel ils avaient confié depuis longtemps le soin de défendre la
principauté, et le firent supplier, avec les plus vives instances, de venir les
secourir sans le moindre délai. Le roi, écrasé du double fardeau de son royaume
et de la principauté, s'occupait avec moins de sollicitude des affaires du
royaume, envers lequel cependant il était lié par de plus grandes obligations.
Appelé sans cesse pour mettre fin aux maux qui affligeaient ce pays, il y avait
consacré tous ses soins et dépensé toutes ses richesses depuis près de dix ans,
et c'était pour s'être occupé des affaires des autres qu'il avait été fait
prisonnier de sa personne, et avait gémi pendant près de deux-ans dans les
fers, livré à des ennemis qui l'avaient assez maltraité. Dans son royaume, au
contraire, protégé par la bonté divine, le roi n'avait jamais éprouvé aucun
accident fâcheux ; le Seigneur qui protège les rois avait constamment dirigé
toutes choses vers le bien et avec succès dans les mains de ses élus. Désirant cependant s'acquitter fidèlement de ses promesses,
le roi rassembla promptement tous les chevaliers qu'il put réunir, et se mit en
route pour Antioche.
Borsequin, prince puissant, et qui avait une grande expérience de
la guerre, prit avec lui le roi de Damas, Doldequin, et alla, avant l'arrivée
du roi de Jérusalem (qu'il savait avoir été appelé par les gens (d’Antioche),
mettre le siège devant la citadelle de Cafarda ; il poussa vivement ses
opérations, et, à force d'attaques, il contraignit les assiégés à lui rendre la
place, sous la condition qu'ils auraient la vie sauve. Il traversa aussitôt
après la Syrie mineure, dans l'espoir d'obtenir de nouveaux succès, et alla assiéger le bourg de Sardane.
Il y demeura pendant quelques jours sans pouvoir parvenir à son but ; et
désespérant alors d'y réussir, il se rendit devant la fameuse ville de Hasarth [23],
moins fortifiée cependant que la précédente, et en entreprit le siège. Tandis
qu'il faisait construire des machines et déployait tout l'appareil de la guerre
pour essayer ses forces contre les assiégés, le roi, suivi du comte de Tripoli
et du comte d'Edesse, marchant chacun avec toutes ses troupes, arriva dans les
environs et se disposa à porter secours à la place, avec l'aide du Seigneur. En
Rapprochant des ennemis, l'armée se forma en trois corps ; le premier, qui
formait l'aile droite, était composé des principaux seigneurs d'Antioche ; le
second, à l'aile gauche, fut placé sous les ordres des deux comtes, et le roi
commanda le corps du centre. L'armée
comptait en tout onze cents chevaliers et deux mille hommes de pied.
Borsequin, se tenant pour certain en la voyant arriver que ses chefs avaient
fait toutes leurs dispositions pour le combat, jugea qu'il ne pouvait le
refuser sans honte, et organisa ses troupes en vingt corps ; il avait, à ce
qu'on assure, quinze mille
cavaliers sous ses ordres. Les deux armées s'étant ainsi bien préparées,
et se trouvant rangées en bon ordre, s'élancèrent l'une sur l'autre avec plus
de violence que d'ordinaire ; le fer se croisait contre le fer, et portait de
tous côtés le carnage et la mort sous mille formes diverses. Dans de semblables
rencontres, la douleur qu'inspire le sacrilège et le mépris de la loi sert
toujours d'aiguillon à la haine et augmente les inimitiés; on combat autrement
et avec moins de vigueur entre gens qui ont la même loi et la même foi,
qu'entre hommes qui sont séparés par des opinions et des traditions entièrement
différentes. Il suffit, pour exciter sans relâche les querelles et une
constante inimitié, que l'on n'ait en commun aucun article de foi, sans qu'il
existe d'ailleurs aucun autre motif de haine. Ici les deux armées s'étant rencontrées s'attaquèrent
l'une l'autre avec la plus grande ardeur ; mais, grâce à la clémence
divine, à laquelle il n'est pas difficile de vaincre un grand nombre d'hommes
avec quelques-uns seulement, et qui a dit de ses élus qu'un seul en mettrait
mille en fuite et que deux en chasseraient dix mille devant eux, les nôtres
eurent l'avantage ; les
ennemis furent mis en déroute, et les nôtres jouirent avec transport de
la victoire que le ciel venait de leur accorder. On dit que les Turcs perdirent deux mille hommes dans
cette bataille, et que les Chrétiens n'en perdirent que vingt-quatre. Borsequin,
grandement trompé dans les espérances qu'il s'était faites, rempli de crainte
et de confusion, et ne marchant plus dans la joie d'un orgueil superbe, passa
l'Euphrate et rentra dans ses États. Le roi recueillit une forte somme d'argent
provenant des dépouilles des ennemis, aussi bien que des libéralités de ses
amis et de ses fidèles. Il s'en servit pour racheter sa fille Agée de cinq ans,
qu'il avait laissée en otage ; puis il prit congé des gens d'Antioche pour
quelque temps, et rentra à Jérusalem vainqueur et en parfaite santé. La même année encore il fit
construire un château fort au dessus de la ville de Béryte et au milieu des
montagnes, et le nomma Mont-Glavien.
Chap17
CHAPITRE XVII.
Vers le même temps et après l'expiration du terme assigné
à la trêve et au traité que le roi et Doldequin avaient conclu, au prix d'une
certaine somme d'argent, le roi rassembla les chevaliers de tout le royaume et
alla s'établir sur le territoire du roi de Damas. Là, parcourant toute la
contrée sans rencontrer aucun obstacle, détruisant les habitations de la
campagne, et emmenant prisonniers ceux qu'il y trouvait, il s'enrichit d'un
butin considérable, et chargé des dépouilles de ses ennemis, il rentra sain et
sauf dans ses États.
Trois jours s'étaient à peine écoulés, et les chevaliers
ne s'étaient point encore séparés, lorsqu'on vint annoncer que l'armée d'Egypte était arrivée
auprès de la ville d'Ascalon en grand appareil. Les Égyptiens avaient
coutume d'envoyer tous les ans quatre expéditions à Ascalon, afin d'entretenir
constamment les forces des habitants sur le même pied et de pouvoir soutenir
les combats contre les Chrétiens, ou repousser les attaques qu'ils avaient à
subir très-fréquemment. Ceux qui arrivaient les derniers cherchaient ordinairement
à provoquer les nôtres au combat, soit pour éprouver eux-mêmes leurs forces,
soit pour donner aux habitants d'Ascalon des preuves certaines de leur
bravoure. Aussi arrivait-il très-souvent, dans les rencontres de ce genre,
qu'un grand-nombre d'entre eux étaient faits prisonniers ou périssaient sous le
glaive, parce qu'ils ne connaissaient pas bien les localités et n'avaient que
peu d'expérience de la guerre ; tandis que les citoyens d'Ascalon, tels que des
vétérans mieux exercés, évitaient prudemment de rencontrer les Chrétiens, ou ne
les poursuivaient qu'avec précaution, s'il leur arrivait quelquefois de prendre
la fuite.
Dès que le roi apprit l'arrivée de ce nouveau corps, il
continua sa précédente expédition plutôt qu'il n'en entreprit une seconde et se
rendit en toute hâte du côté d'Ascalon : mais avant d'y arriver, il choisit un
emplacement favorable pour se mettre en embuscade avec les hommes les plus
vigoureux et les plus braves de sa troupe, et envoya en avant des chevaliers
légèrement armés, qui eurent ordre de se répandre çà et là dans les environs,
afin d'irriter les habitants d'Ascalon, et de les attirer à leur poursuite.
Ceux-ci, en effet, voyant les Chrétiens agir en pleine liberté et se portera
leur gré sur les points même les plus voisins de la ville, s'indignèrent d'un
tel excès d'audace et prirent les armes ; puis sortant imprudemment par petits
détachements séparés, ils se mirent à leur poursuite et les nôtres feignirent à
dessein de fuir devant eux. Ils les poursuivirent témérairement jusqu'au lieu
où le roi se tenait caché en embuscade avec ses chevaliers d'élite. Aussitôt le
roi saisissant avec ardeur une si belle occasion et ceux qui étaient avec lui
le secondant fidèlement, ils s'élancèrent pour arrêter l'ennemi, au moment où il
voulait tenter de rentrer dans la ville, et combattant de près, l'attaquant
vivement avec le glaive, ils tuèrent quarante hommes avant qu'il leur fut
possible de regagner la ville ; les autres prirent la fuite et se mirent à
l'abri derrière leurs remparts, s'y croyant à peine en sûreté. Les lamentations
et les gémissements qui remplirent les murs d'Ascalon beaucoup plus que
d'ordinaire apprirent aux Chrétiens que ceux de leurs ennemis qui avaient
succombé dans cette rencontre étaient des plus braves et des plus nobles de la
ville. Le Roi fit aussitôt sonner les trompettes et battre les tambours pour
rappeler tous les siens ; le cœur plein de joie il dressa son camp non loin
d'Ascalon, y passa toute la nuit en paix, et retourna en vainqueur à Jérusalem
où il arriva sain et sauf.
Chap 18
CHAPITRE XVIII.
[1126] Au
mois de janvier de l'année suivante (l'an 1126 de l'incarnation et la
huitième année du règne de Baudouin II) le roi et les princes donnèrent des
ordres pour convoquer tout le peuple du royaume, depuis le plus grand jusqu'au
plus petit ; des hérauts furent chargés de porter ces ordres dans toutes les
villes ; en peu de jours toutes les forces du royaume furent levées et se
rassemblèrent, comme un seul homme, auprès de la ville de Tibériade, comme pour entrer sur le
territoire de Damas. Dès qu'elles furent réunies sur ce point, on donna les
signaux militaires, les bagages furent disposés, les troupes se formèrent en
ordre de marche, elles traversèrent le pays dit Décapolis et pénétrèrent sur le territoire ennemi.
Après avoir franchi une vallée
étroite, appelée la caverne de Roob, elles arrivèrent dans la plaine de
Médan. Cette plaine ouverte de toutes parts, sans qu'aucun accident de terrain
y borne la vue, est traversée par le fleuve Dan, qui va se jeter dans le Jourdain, entre Tibériade et
Scythopolis, jadis
appelée Bethsan. Quelques hommes pensent, en donnant pour preuve la
conformité des noms, que ce
fleuve de Dan a servi à composer la dernière syllabe du mot de Jourdain
(Jordanis) : en effet, les eaux qui descendent dans la mer de Galilée,
et en ressortant ensuite pour se diriger vers ce confluent, sont appelées Jor,
et lorsque les deux courants sont réunis, les habitants du pays indiquent cette
fusion par l'alliance de deux mots Jor-Danis [24]. D'un autre côté, Bède et
quelques autres de nos docteurs, qui font autorité, disent que ces deux rivières prennent leur
source auprès de Césarée de Philippe et au pied du mont Liban ; que l'une
d'elles est appelée Jor et l'autre Dan ; que le Jourdain, lorsqu'il a réuni
toutes leurs eaux, entre tout entier dans l'étang de Gennésareth qui est la mer
de Galilée, qu'il en ressort de même, parcourt un espace de cent milles et va
se perdre dans le lac Asphaltite, autrement appelé la mer salée, après avoir
sillonné la vallée célèbre.
L'armée Chrétienne traversa donc toute cette plaine et
arriva ensuite au village nommé Salomé. Ce lieu était alors, et est encore
aujourd'hui, uniquement habité par des Chrétiens. Les nôtres le ménagèrent et
traitèrent les habitants comme des frères ; ils se rendirent de là au lieu
nommé Mergisafar, se maintenant toujours en bon ordre, et les chevaliers furent
places sur les points que l'on jugea les plus convenables.
On dit que ce fut en ce lieu de Mergisafar que Saul, ce
loup dévorant, ardent persécuteur de l'Église de Dieu, entendit la voix qui lui
criait : « Saul, Saul, pourquoi me persécutez-vous[25] ? ». Il semble que ce
fut par la volonté du Ciel même que l'armée des fidèles arriva au lieu où ces
choses s'étaient passées, précisément le jour anniversaire de celui qui avait
été désigné pour faire du persécuteur de l'Église un précieux vase d'élection.
Les fidèles donc s'étant réunis sur ce point et y ayant demeuré deux jours,
reconnurent le camp des troupes de Damas, établi en face d'eux et à peu de
distance. Le troisième jour les deux armées se mirent en mouvement ; on fit de
part et d'autre, et avec le plus grand soin, toutes les dispositions pour le
combat ; les troupes ennemies en vinrent enfin aux mains, animées d'une égale
ardeur ; les forces étaient à peu près égales, et la victoire demeura longtemps
incertaine. Le roi pressait vivement ses ennemis avec sa valeur accoutumée : il
appelait par leurs noms les plus braves de sa troupe, les encourageait par ses
paroles et par son exemple, les invitait à redoubler de zèle pour le carnage et
leur promettait le triomphe. Tous alors s'élançant sur les ennemis le glaive
nu, faisaient les plus grands efforts de courage pour imiter le modèle que le
roi leur offrait, et dans l'audace de leur foi, ils n'aspiraient qu'à venger
les injures du ciel et celles dont eux-mêmes avaient aussi souffert. De son
côté Doldequin animait aussi ses troupes par ses paroles, il leur inspirait un
nouveau courage en leur promettant la victoire et leur assurant qu'ils soutenaient
une guerre juste, puisqu'ils combattaient pour leurs femmes et leurs enfants,
puisqu'ils défendaient contre des brigands leur liberté et, qui mieux est, le
sol même de leur patrie. Encouragés par ces discours et par d'autres paroles du
même genre, les Turcs déployaient la même ardeur et combattaient à forces
égales. Parmi les Chrétiens les compagnies de gens de pied, animées par
l'exemple du roi et des chevaliers, s'élançaient avec vigueur au milieu des
rangs ennemis et les attaquaient impétueusement ; s'ils rencontraient des Turcs
tombés de cheval ou blessés, nos fantassins les perçaient de leur glaive et
leur enlevaient ainsi les derniers moyens de salut ; ils relevaient et
rendaient au combat ceux des nôtres qu'ils trouvaient tombés par terre ; ils
emportaient nos blessés et les déposaient auprès des bagages, afin que l'on put
en prendre soin : d'autres (et l'on croit que ce fut ce genre d’attaque qui
porta le plus grand préjudice aux ennemis dans le cours de cette journée)
s'appliquaient uniquement à blesser les chevaux des Turcs, renversant ainsi les
cavaliers et préparant des victimes à ceux de leurs compagnons qui marchaient
sur leurs pas.
Pendant ce temps le roi s'enfonçant au milieu des rangs
les plus serrés, suivi de quelques guerriers braves et illustres, tel qu'un
lion furieux, répandait la mort de tous côtés, et faisait un affreux carnage,
déplorable même aux yeux des vainqueurs. On ne lit dans aucune histoire que les
Chrétiens eussent livré jusqu'à ce jour un combat aussi périlleux, et aussi
longtemps incertain : la bataille dura depuis la troisième heure jusqu'à la
dixième heure du jour, et une heure après il était difficile de reconnaître
lequel des deux partis remporterait la victoire. Enfin, grâce à la clémence
divine et à l'intercession de l'illustre docteur des Gentils, les ennemis
lurent mis en fuite, après avoir éprouvé des pertes considérables. On dit
qu'ils laissèrent plus de deux mille hommes sur le champ de bataille. Dans
l'armée chrétienne on passa la revue générale des troupes, et l'on reconnut
qu'il était mort vingt-quatre chevaliers et quatre-vingts hommes de pied.
Maître de la victoire que le ciel lui avait accordée, le roi triomphant demeura
en possession du champ de bataille. Puis le cœur plein de joie, et rendant à
Dieu de justes actions de grâce, il rassembla son armée et se remit en route
pour rentrer dans ses États.
Chemin faisant, il rencontra une tour, dans laquelle
s'étaient renfermés quatre-vingt-seize Turcs, espérant y trouver un asile
assuré : le roi s'en empara de vive force et fit périr sous le glaive tous ceux
qui l'occupaient. Plus loin il prit encore possession d'une seconde tour qui
était confiée à la garde de vingt Turcs, et leur fit grâce de la vie parce
qu'ils remirent leur poste sans la moindre résistance : dès qu'il en fut
maître, le roi ordonna de faire miner la tour, et ses débris tombèrent sur la
terre avec un fracas épouvantable. Enfin les Chrétiens rentrèrent gaiement chez
eux, après avoir obtenu une triple victoire, digne d'être à jamais célébrée.
Chap 19
CHAPITRE XIX.
[1127] Vers le même temps le seigneur Pons, comte de
Tripoli, résolut d'assiéger la ville de Rafanée [26], voisine de son
territoire, dont l'occupation lui parut devoir présenter peu de difficultés.
Afin cependant d'y réussir plus sûrement, il invita le roi de Jérusalem à venir
lui prêter son assistance, et le sollicita par lettres et par plusieurs
messagers. Le roi, toujours infatigable et toujours prêt à s'associer
fidèlement aux entreprises du peuple Chrétien, prit avec lui une honorable
escorte et se mit en route pour Tripoli. Il y trouva le comte qui avait terminé
tous ses préparatifs ; on rassembla toutes les machines et les instruments
nécessaires pour un siège ; on fît aussi des approvisionnements de vivres pour
quelques jours, et après avoir fait marcher en avant les hommes de pied, les
princes se mirent en route et dirigèrent le reste de leur expédition vers la
ville de Rafanée. Dès qu'ils y furent arrivés, ils investirent la place de
toutes parts et bientôt les citoyens se trouvèrent dans l'impossibilité d'en
sortir ou d'y rentrer. La position même de la ville et la pauvreté de ses
habitants la rendaient peu susceptible d'être bien fortifiée ; elle était en
outre, et depuis longtemps, fatiguée par de continuelles attaques, en sorte
qu'elle se trouvait hors d'état de résister. Le comte de Tripoli avait fait
construire une forteresse sur une montagne voisine, et les hommes qu'il y avait
établis, n'ayant cessé d'opprimer la ville par de continuelles exactions,
l'avaient à peu près réduite aux dernières extrémités. Après dix-huit jours
d'attaques vigoureuses, les habitants furent forcés de se rendre, en obtenant
cependant la faculté de sortir librement de la place avec leurs femmes et leurs
enfants et même la promesse d'une indemnité. La ville de Rafanée, située dans
la province d'Apamée, et l'une des suffragantes de celle-ci, fut prise le
dernier jour du mois de mars. Après cela le roi retourna à Jérusalem, où il
célébra les fêtes de Pâques avec beaucoup de dévotion.
Le seigneur Henri, empereur des Romains, mourut à peu
près à la même époque [27]. II eut pour successeur un homme honorable en tout
point, le seigneur Lothaire, duc de Saxe [28]. Celui-ci, dans la suite,
descendit dans la Pouille avec une armée considérable ; il fit la conquête de
tout ce pays jusqu'à Faro, et le mit sous l'autorité d'un homme sage et plein
de prudence, nommé Rainon [29], qu'il créa duc de Pouille. Le comte Roger, qui
auparavant s’y était établi de vive force, fut contraint de passer en Sicile ;
mais, après la retraite de l'empereur, Roger revint de nouveau dans la Pouille,
livra bataille à Rainon, et, celui-ci ayant été tué, Roger reprit possession du
duché : plus tard il devint roi de Sicile et de toute la Pouille.
Chap 20
CHAPITRE XX.
Le roi étant à Tyr, reçut d'Antioche un exprès qui vint
lui apporter des lettres et l'instruire de vive voix que le plus cruel des
ennemis de la foi chrétienne, Borsequin, était entré en Cœlésyrie avec un
immense cortège ; qu'il assiégeait les villes, ravageait et incendiait les
campagnes de tous côtés ; qu'il traînait les habitants captifs à sa suite, et
dévouait à une éternelle servitude leurs femmes et leurs enfants. En ce moment
le roi avait des motifs de redouter la prochaine arrivée des Égyptiens, et
savait qu'une flotte considérable se disposait à les transporter vers ces
parages. Cependant, tel qu'un sage médecin qui se hâte d'appliquer des remèdes
sur le point où la maladie déploie le plus de violence, il mit de côté ses
craintes, et se rendit en toute hâte à Antioche pour s'opposer d'abord au plus
pressant danger. Borsequin avait mis le siège devant la noble ville de Cépère,
et poursuivait cette entreprise avec beaucoup de zèle ; dès qu'il fut instruit
de l'approche du roi, il abandonna sa position et se retira sur son territoire.
Avant son arrivée, cependant, Borsequin avait eu le temps de s'emparer d'une
petite place d'un nom assez obscur et dans laquelle il avait pris quelques
faibles femmes avec leurs enfants. Les hommes, qui d'abord soutinrent le siège,
trouvèrent moyen de s'échapper à travers mille périls et mille difficultés,
aimant mieux sortir seuls et chercher leur salut dans la fuite, que d'être
misérablement condamnés aux rigueurs de l'esclavage avec leurs femmes et leurs
enfants. Bientôt après l'impie Borsequin, héritier de malédiction, succomba
sous le glaive, de ses domestiques et des gens de sa maison, et reçut enfin le
prix de ses scélératesses et de son impiété.
Tandis que ces événements s'accomplissaient dans le pays
d'Antioche, la flotte égyptienne, composée de vingt-quatre galères, parcourait
toute la côte maritime et descendait jusqu'à la ville de Béryte, cherchant avec
soin les occasions de faire quelque mal à l'une de nos villes qui se trouvaient
sur les bords de la mer, ou d'attaquer à l’improviste, soit à l'entrée, soit à
la sortie des côtes de Syrie, quelque navire qui ne fût pas sur ses gardes.
Cependant les Égyptiens, manquant d'eau et pressés par la soif, abordèrent sur
le rivage et allèrent chercher de l'eau aux courants les plus voisins. Le
peuple de Béryte marcha aussitôt à leur rencontre avec d'autres citoyens
accourus à son secours de plusieurs des villes peu éloignées ; les Egyptiens
furent repoussés à main armée et ne purent faire leurs provisions ; on les
poussa vigoureusement l'épée dans les reins jusqu'à ce qu'ils fussent remontés
sur leurs navires, et ils n'y parvinrent qu'après avoir laissé cent trente
morts sur le chemin.
Chap 21
CHAPITRE XXI.
L'automne suivant le seigneur Bohémond le jeune, fils du
premier prince Bohémond, et lui-même prince de Tarente, après avoir conclu avec
son oncle paternel, Guillaume, duc de Pouille, un traité d'alliance et une
convention par laquelle il fut stipulé, au sujet de leurs droits éventuels de
succession, qu'ils se donnaient réciproquement l'un à l'autre et en totalité
l'héritage de celui des deux qui mourrait le premier ; après avoir fait ces
arrangements, dis-je, Bohémond le jeune fit préparer dix galères et douze
autres navires destinés au transport de ses bagages, de ses armes et des vivres
nécessaires au voyage, et se mit en route pour la Syrie, comptant pleinement
sur la bonne foi du roi de Jérusalem, et espérant que ce prince ne lui
refuserait point à son arrivée de lui rendre l'héritage de son père. Il alla
aborder vers l'embouchure du fleuve Oronte où sa flotte s'établit en toute
sûreté. Le roi, dès qu'il en fut informé, partit avec les principaux seigneurs
et marcha à sa rencontre. Il le ramena à Antioche et lui rendit aussitôt avec
bonté la ville et tout le territoire, dont la défense l'avait accablé pendant
huit années consécutives de fatigues et de sollicitudes sans cesse
renaissantes. A la suite de cette restitution tous les seigneurs du pays se
rendirent au palais, et en présence et sur l'invitation du roi ils s'engagèrent
envers le jeune Bohémond par le serment de fidélité-lige. Puis, et par
l'intervention de quelques hommes amis des deux parties contractantes, le
seigneur roi lui donna en mariage la seconde de ses filles, nommée Alix, après
que les conditions de cette alliance eurent été réglées d'un commun accord et
afin de resserrer encore mieux les liens d'amitié et de bienveillance qui
l'unissaient avec Bohémond. Ce jeune prince n'avait encore que dix-huit ans ;
il était beau, de taille assez élevée ; il avait les cheveux blonds, une figure
agréable, et tout en lui décelait le prince, même aux yeux de ceux qui ne le
connaissaient pas. Il parlait avec grâce et savait se concilier par ses
discours la faveur de ceux qui l'écoutaient ; généreux à l'excès et magnifique
ainsi que son père, il n'était inférieur à nul homme pour l'éclat de la
noblesse selon la chair. Il avait pour père le seigneur Bohémond l'ancien, fils
de l'illustre seigneur Robert Guiscard, dont la mémoire vivra dans tous les
siècles ; et sa mère, la noble et respectable Constance, illustre parmi les
femmes illustres, était fille de l'excellent roi des Français, Philippe. Après
avoir célébré les noces selon l'usage, et remis sa fille entre les mains du
prince Bohémond et sous la foi de la loi conjugale, le roi retourna à
Jérusalem, délivré désormais de son plus lourd fardeau, et y arriva sain et
sauf. Le printemps suivant le seigneur Bohémond alla mettre le siège devant la
ville de Cafarda ; les ennemis s'en étaient emparés quelques années auparavant
et s'y maintenaient avec des forces considérables. Bohémond convoqua ses
chevaliers dans toute sa principauté ; il fit construire par de bons ouvriers
les machines nécessaires pour les expéditions de ce genre et alla attaquer la
citadelle; il s'en rendit maître au bout de peu de temps et ne fit grâce à
aucun de ceux qui s'y trouvèrent, quoiqu'ils eussent essayé de racheter leur
vie à grands frais et en offrant des sacrifices d'argent considérables. Tels
furent les premiers exploits de cet illustre et noble prince qui, dès sa jeunesse,
donna des marques de ses excellentes dispositions.
Chap 22
CHAPITRE XXII
Cependant de graves inimitiés ne tardèrent pas à éclater
entre le jeune prince et le comte d'Edesse, Josselin l'ancien ; les motifs en
sont inconnus, du moins à nous, mais ils ne laissèrent pas d'être détestables
aux yeux du Seigneur. Les choses en vinrent à ce point que Josselin, agissant
contre toute honnêteté, contre toutes les règles de notre temps, et laissant à
sa postérité l'exemple le plus pernicieux, appela à son secours les Turcs et
les essaims des peuples infidèles. Fort de leur assistance il ravagea tout le
territoire d'Antioche par le fer et le feu, et livra ses habitants, serviteurs
du Christ, au joug d'une indigne servitude. Mais ce qui est plus remarquable
encore et ce qui semble avoir dû exciter davantage l'animadversion divine, on
assure que le comte se livra à tous ces excès, tandis que le prince même était
absent et ignorait absolument tout ce qui se passait, s'employant avec ardeur
pour le service du Christ à combattre les ennemis de son nom. Aussi, lorsque
cette conduite fut connue, le seigneur Josselin encourut-il à juste titre la
haine et l'indignation de tous ceux qui en entendirent parler, et tous
l'accablèrent de malédictions. La renommée en instruisit aussi le roi de
Jérusalem. Craignant d'abord, dans sa juste sollicitude, que cette malheureuse
rupture ne fournît à nos ennemis de nouveaux moyens de travailler à notre plus
grande confusion (car le Seigneur a dit : « Tout royaume divisé contre lui-même
sera détruit [30] ») ; considérant de plus qu'il était, selon la chair,
très-proche parent des deux adversaires, puisque l'un était son cousin, fils de
sa tante maternelle, l'autre son gendre depuis bien peu de temps encore, le roi
partit en toute hâte pour tâcher d'aller mettre un terme à ces différends. Il
trouva un fidèle et zélé coopérateur dans le seigneur Bernard, patriarche
d'Antioche, et parvint enfin à rétablir la paix entre les deux rivaux. Une
circonstance particulière le favorisa singulièrement dans cette entreprise. Au
milieu des négociations le comte d'Edesse tomba malade et se trouva bientôt en
grand danger. Repentant de sa conduite passée, il fit vœu devant le Seigneur,
s'il recouvrait la vie et la santé, de donner toute satisfaction au prince et
de se réconcilier avec lui, en renouvelant l'hommage de fidélité qu'il lui
devait. Ces promesses furent accomplies. Dès qu'il se trouva en pleine
convalescence, le comte se réconcilia avec le prince d'Antioche en présence du
roi et du seigneur patriarche, il rentra complètement en grâce, présenta sa
main au prince en signe d'hommage et de fidélité, et observa dans la suite ses
engagements dans toute leur étendue. Le roi, ayant heureusement terminé cette
affaire, revint alors à Jérusalem.
On dit que ce fut vers le même temps que Roger, comte de
Sicile, conduisit en Afrique une flotte de quarante galères, équipée avec,
beaucoup de soin. Les habitants de ce pays, instruits à l'avance de la
prochaine arrivée du comte, prirent toutes leurs précautions pour ne donner à
leurs ennemis aucun moyen ni aucune occasion de leur causer des dommages.
Eux-mêmes d'un autre côté armèrent avec autant de zèle que de soin les galères
dont ils purent disposer, commencèrent par poursuivre d'une course rapide ceux
de leurs ennemis qui rentraient sans avoir pu réussir dans leur entreprise,
puis ils poussèrent leur expédition jusqu'en Sicile et y arrivèrent avec
quatre-vingts galères. Ils attaquèrent sans délai la ville de Syracuse, cité
noble et antique, amollie par une longue paix et qui demeurait en parfaite
sécurité, ne prévoyant nullement une pareille attaque. Les Africains s'en
emparèrent de vive force et sans coup férir ; ils massacrèrent un grand nombre
d'habitants sans aucun égard pour le sexe ni pour l'âge, et ceux qui furent
épargnés se trouvèrent réservés pour une servitude plus affreuse encore que la
mort. L'évêque de Syracuse se sauva dans la campagne avec quelques hommes de
son église et eut grand peine à échapper au massacre.
Chap 23
CHAPITRE XXIII.
[1128] Le printemps suivant, qui commençait la quatrième
année depuis que la ville de Tyr avait été rendue à la foi chrétienne, le roi,
le seigneur patriarche de Jérusalem et les principaux seigneurs du royaume se
rassemblèrent à Tyr pour s'occuper enfin du soin d'instituer un pontife dans
cette église. Le seigneur Guillaume, homme vénérable, prieur de l'église du
Sépulcre du Seigneur, né Anglais et recommandable par la pureté de sa vie et de
ses mœurs, fut enfin désigné pour remplir ces fonctions. Ici Dieu nous est
témoin que nous ne saurions contenir nos gémissements ; car, ainsi que dit le
proverbe : « là où est l'amour, là s'attache l'œil, et la main se porte où se
trouve la douleur ». Ces sentiments nous pressent avec puissance, et le violent
chagrin que nous ressentons ne nous laisse aucun repos dans le fond du cœur. Si
nous ne pouvons considérer qu'avec étonnement la déplorable négligence de ces
temps, nous demeurons nous-mêmes immobiles et craignons de pousser trop loin la
témérité de nos jugements. Ceux qui, deux ans avant que la ville de Tyr
recouvrât sa liberté dans la foi du Christ, avaient pris soin d'y consacrer un
évêque, ceux-là même, s'abandonnant ensuite à une mollesse honteuse et
rétrogradant dans leurs voies, différèrent jusqu'à la quatrième année de donner
un nouveau chef à cette même église ; aussi les églises furent distraites de
leur ressort, l'église cathédrale se vit mutilée dans ses propres membres, et
celui qui devait le premier venir reprendre soin de ce gouvernement se trouva
exposé à recevoir la plus mauvaise part avec l'homme maudit, car il a été écrit
: « Maudit est l'homme qui a laissé détériorer sa part ». Toutefois ce prélat,
notre prédécesseur, et nous tous qui lui avons succédé depuis dans la même
église, nous repoussons avec raison loin de nous les effets de cette
malédiction, car ce n'est point nous qui avons fait notre part plus mauvaise ;
d'autres l'avaient détériorée, et force nous a été de la recevoir à ces
conditions. Que le Seigneur veuille épargner les tourments de la géhenne à ceux
qui ont réduit notre Église dans cet état ! Quant au seigneur Guillaume, notre
prédécesseur, de précieuse mémoire, après avoir reçu le don de consécration des
mains du seigneur patriarche de Jérusalem, il partit pour Rome afin d'y
recevoir le manteau, contre l'avis et la volonté de celui qui l'avait consacré.
Le seigneur pape Honoré II l'accueillit avec bonté et lui accorda ce qu'il
avait demandé; puis il le combla d'honneurs et le renvoya dans son église,
chargé de sa part de lettres apostoliques, lesquelles étaient conçues dans les
termes suivants :
« Honoré, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses
vénérables frères les évêques suffragants, au clergé et au peuple de Tyr, salut
et bénédiction apostolique !
Notre frère très-chéri Guillaume, votre archevêque, étant
venu à nous, nous l'avons reçu avec l'amour que nous lui devons. Il avait été
élu canoniquement, et consacré par notre vénérable frère Gormond, patriarche de
Jérusalem; et nous, après l'avoir ainsi accueilli, nous l'avons décoré de la dignité
du manteau, afin de le revêtir de la plénitude a de l'office pontifical. Comme
nous pensons qu'il portera les meilleurs fruits en sa personne pour
l'église-mère de Tyr, avec la protection de la miséricorde divine, nous avons
jugé convenable de le renvoyer auprès de vous, accompagné de la bienveillance
du siège apostolique et chargé de nos lettres. En conséquence, nous ordonnons à
vous tous généralement de le recevoir avec bonté, et de lui rendre, en toute
humilité, soumission, obéissance et respect, comme à votre propre métropolitain
et à l'évêque de vos âmes ».
Honoré, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son
vénérable frère Gormond, patriarche de Jérusalem, salut et bénédiction
apostolique !
« Après avoir reçu les lettres de votre fraternité, nous-avons
accueilli avec bonté notre frère Guillaume, que vous avez consacré archevêque
de l'église de Tyr, et nous l'avons décoré de la dignité du manteau, afin de le
revêtir de la plénitude de l'office pontifical. Nous avons en outre ordonné aux
suffragants de son église de lui rendre soumission, obéissance et respect,
comme à leur propre métropolitain ».
Donné dans le territoire de Bari, le huit des ides de
juillet [31].
Le pape envoya aussi avec le même archevêque le seigneur
Gilles, évêque de Tusculum et légat du siège apostolique, homme éloquent et
fort lettré, dont il reste encore des lettres qu'il écrivit aux habitants
d'Antioche, et qui ont acquis une grande célébrité. Il remit à ce dernier une
lettre par lui adressée à Bernard, patriarche d'Antioche, pour l'inviter à
rendre au seigneur archevêque de Tyr les suffragants de cette église qu'il
retenait encore sous son autorité, lui disant, entre autres choses, dans cet
écrit: « En conséquence, nous vous mandons et ordonnons par cet écrit
apostolique et par notre vénérable frère Gilles, évêque de Tusculum, légat du
siège apostolique, d'avoir à rendre à l'église de Tyr ses suffragants ; que si,
dans un délai de quarante jours après qu'ils auront pris connaissance des
lettres que nous leur avons adressées, ils ne montraient pas la soumission
qu'ils doivent, nous les suspendons dès lors de leur office d'évêques ».
J'aurai occasion de dire dans la suite de ce récit, et en la place convenable,
quels furent les motifs pour lesquels l'archevêque de Tyr fut consacré par le
patriarche de Jérusalem, et lui rendit obéissance, quoiqu'il soit certain que,
depuis le temps des apôtres jusqu'à nos jours, cette église a été constamment
soumise au siège d'Antioche.
Chap 24
CHAPITRE XXIV.
[1129] L'année suivante, vers le milieu du printemps, on
vit débarquer au port d'Accon un homme illustre et magnifique, le seigneur
Foulques, comte d'Anjou, auquel le roi avait fait offrir, du consentement
unanime des princes ecclésiastiques et séculiers, devenir épouser sa fille
aînée Mélisende. Il arriva suivi d'une brillante escorte de nobles, et dans un
appareil qui surpassait la magnificence des rois. Le seigneur Guillaume de
Bures, connétable du roi, revint avec lui. Le roi, aussitôt après sa sortie de
captivité, avait chargé celui-ci d'aller avec quelques autres nobles porter ses
propositions au comte d'Anjou. Au moment de son départ, il avait reçu l'ordre
d'annoncer confidentiellement au comte et de lui jurer par l'âme du roi et par
celle des princes du royaume, que, dès que ledit comte aurait débarqué sain et
sauf sur le territoire de Jérusalem, et dans l'espace de cinquante jours, il
obtiendrait en mariage la fille aînée du roi, et en même temps l'espoir de la
succession au trône après la mort du roi Baudouin II. En effet, dès qu'il fut
arrivé, le roi, empressé de remplir ses promesses, et ne voulant pas même
attendre l'époque des solennités de la sainte Pentecôte qui n'était pas
éloignée, lui donna sa fille aînée en mariage, et lui remit en même temps, les
deux villes de Tyr et de Ptolémaïs, pour être possédées par lui du vivant même
de son beau-père, et les nouveaux époux en jouirent en effet jusqu'au moment de
la mort du roi. Le comte d'Anjou se montra, en homme sage et prudent, empressé
à seconder le roi, et à le servir fidèlement dans toutes les affaires, soit au
dedans, soit au dehors du royaume, remplissant en tout point les devoirs d'un
fils dévoué, ne perdant point dans l'oisiveté les qualités par lesquelles on
parvient toujours à se faire des amis, et se consacrant tout entier au service
de son seigneur et roi.
Chap 25
CHAPITRE XXV.
Cette même année [32], le seigneur Gormond, patriarche de
Jérusalem, de précieuse mémoire, se trouvant dans le canton de Sidon, occupé à
faire le siège d'une forteresse nommée Bethasem, que quelques brigands
retenaient en leur pouvoir, tomba dangereusement malade, et fut transporté à
Sidon. Là, son mal augmenta de plus en plus, et, satisfaisant enfin à la
condition mortelle, il entra dans la voie de toute chair, après avoir gouverné
pendant dix ans à peu près l'église de Jérusalem. Il eut pour successeur un
homme noble selon la chair, mais beaucoup plus noble encore par sa vie et par
ses mœurs, nommé Etienne, abbé de Saint-Jean-de-la-Vallée, monastère situé près
la ville de Chartres. Lui-même était originaire de cette ville, et cousin du
roi Baudouin. D'abord il avait appartenu à l'ordre de chevalerie, et avait été
vicomte de la même ville avant l'époque de sa profession ; puis, renonçant au
siècle, il prit l'habit de religieux dans le couvent que j'ai nommé, et fut
plus tard, en récompense de son mérite, élevé à la dignité de chef de cette
église. Dans sa jeunesse, il avait reçu une instruction convenable, et étudié
les sciences libérales. Il était venu à Jérusalem pour y faire ses prières et
ses dévotions, et y demeurait encore, attendant une occasion de repasser en
France, lorsqu'après les obsèques du patriarche Gormond, et tandis que le
clergé et le peuple délibéraient sur l'élection d'un nouveau pasteur, il se
trouva tout à coup appelé à ce siège par les vœux unanimes des habitants.
Aussitôt qu'il eut été consacré, le patriarche suscita au roi de sérieuses
difficultés : il soutint que la ville de Joppé lui appartenait de droit, ainsi
qu'à l'église de la Sainte-Résurrection, et qu'en vertu des mêmes droits la
Cité sainte elle-même devrait revenir à l'église après la prise d'Ascalon.
Etienne avait de la magnificence; il était ferme dans ses volontés, honorable
dans sa conduite, et ardent à poursuivre ses droits. Il en résulta une grave et
prompte inimitié entre lui et le roi ; mais une mort prématurée, dit-on, vint y
mettre bientôt un terme. Avant la fin de la seconde année de son patriarchat,
Etienne subit la loi commune. Quelques personnes pensent qu'il mourut par le
poison ; mais nous ne savons rien de certain à ce sujet. On assure cependant
que, tandis qu'il était sur son lit de mort, le roi étant venu le visiter, et
lui ayant demandé comment il se trouvait, le patriarche lui répondit : « Nous
sommes maintenant, seigneur roi, dans l'état que vous avez voulu ».
Chap 26
CHAPITRE XXVI.
[1130] L'année suivante, on vit revenir à Jérusalem
Hugues de Pains, premier maître des chevaliers du Temple, et quelques autres
religieux; qui avaient été envoyés par le roi et par les autres grands du
royaume auprès des princes de l'Occident, pour exciter les peuples à venir à
notre secours, et engager particulièrement les puissants à s'armer pour
entreprendre le siège de Damas. Ils furent suivis par un grand nombre d'hommes
nobles qui, sur la foi de leurs paroles, accoururent en foule vers notre
royaume. Se confiant en leurs forces et en leurs œuvres, tous les princes
chrétiens de l'Orient se réunirent d'un commun accord. Le seigneur roi
Baudouin, le seigneur Foulques, comte d'Anjou, le seigneur Pons, comte de
Tripoli, le seigneur Bohémond le jeune, prince d'Antioche, le seigneur Josselin
l'ancien, comte d'Edesse, se rassemblèrent et tinrent conseil. Us levèrent en
même temps tous leurs chevaliers, convoquèrent leurs auxiliaires, et firent à
la hâte toutes leurs dispositions pour aller mettre le siège devant l'illustre
et noble ville de Damas, afin de la contraindre à se rendre par capitulation,
ou de l'emporter par la force de leurs armes. Mais la Providence divine, dans
ses jugements secrets et justes à la fois, s'opposa au succès de cette grande
entreprise. L'armée, marchant sous la conduite de Dieu, s'avança d'abord sans
obstacle, et parvint heureusement sur le territoire de Damas ; mais lorsqu'elle
fut arrivée auprès du lieu nommé Mergisafar, les hommes de la classe inférieure
se séparèrent du reste de l'expédition. Ces hommes sont ordinairement chargés à
la guerre de se disperser et d'errer de tous côtés dans les campagnes pour y
chercher les approvisionnements nécessaires à la nourriture de l'armée et à
celle des chevaux. On les avait mis sous la protection du seigneur Guillaume de
Bures, qui commandait mille cavaliers. Ils commencèrent, selon leur coutume, à
se séparer les uns des autres, et à se répandre imprudemment dans toute la
contrée, chacun cherchant à dessein à marcher sans compagnons, afin de pouvoir
s'emparer pour son propre compte de tout ce qu'il rencontrerait, et de n'avoir
à entrer en partage avec personne. Tandis qu'ils se livraient témérairement à
leur ardeur, enfonçant et dévastant toutes les habitations dans la campagne, et
cherchant à ramasser de riches dépouilles pour les rapporter au camp, ils en
vinrent bientôt à transgresser toutes les lois de la discipline militaire. Le
prince de Damas, Doldequin, en ayant été instruit, espéra qu'il lui serait facile
de détruire ces bandes d'hommes qui ne connaissaient pas les localités, en les
attaquant, comme d'ordinaire, à l'improviste, et au moment où ils ne se
tiendraient point sur leurs gardes. Il choisit dans toute son armée les hommes
les plus agiles et les plus accoutumés aux expéditions de ce genre, et vint
tout à coup attaquer ceux des nôtres qui s'étaient répandus dans la plaine pour
fourrager. Surpris sans moyens de défense, et tandis qu'ils étaient occupés de
soins bien différents, ces derniers furent promptement mis en fuite ; dispersés
çà et là dans les champs, beaucoup d'entre eux périrent, et le prince ne cessa
de les poursuivre qu'après avoir complètement mis en déroute et les gens du
peuple, et même le corps d'élite chargé de veiller à leur défense ; ce dernier
corps perdit aussi beaucoup de monde. Aussitôt qu'on en fut instruit dans
l'armée, on prit les armes pour repousser cette audacieuse attaque, et tirer
vengeance d'un tel affront. Animés d'une vive indignation, et avec leur vigueur
accoutumée, les Chrétiens firent leurs dispositions pour marcher à la rencontre
de l'ennemi, lorsque tout à coup la puissance divine, en dépit de laquelle les
hommes poursuivent vainement les succès de leurs entreprises, se manifesta
contre eux par une telle abondance de pluie que l'atmosphère en fut enveloppée
et obscurcie ; les routes, couvertes d'eaux, devinrent à peu près
impraticables, et bientôt chacun en vint presque à désespérer de sa vie, sans
avoir cependant d'autre ennemi que la cruelle intempérie des éléments.
L'atmosphère chargée de brouillards et d'épais nuages s'abaissant sur la terre,
les vents contraires luttant irrégulièrement dans l'espace, des tonnerres et
des éclairs se succédant sans interruption, avaient d'avance donné le signal de
l'orage ; mais l'esprit aveuglé de l'homme, ignorant l'avenir, n'entendit point
la voix du Seigneur qui le rappelait dans sa longanimité, et voulut, ce qui est
impossible, persévérer dans ses desseins en dépit de cette voix. Cependant
lorsqu'ils virent cette horrible tempête envoyée par le ciel en punition de
leurs péchés, les Chrétiens furent enfin forcés de renoncer à leurs projets.
Leur situation était entièrement changée ; ceux qui naguère étaient arrivés
terribles, et inspirant des craintes à leurs ennemis, étaient devenus à
eux-mêmes leur propre fardeau : tandis que l'ennemi demeurait tranquille, et
avait même obtenu la supériorité, ils étaient réduits à estimer comme la plus
grande victoire la seule possibilité de retourner dans leur pays. Cet événement
arriva le 5 décembre, l'an 1130 de l'Incarnation, et le douzième du règne de
Baudouin II, dans le lieu même où, quatre ans auparavant, ce roi avait remporté
une grande et mémorable victoire sur les mêmes ennemis. C'est une chose en
vérité bien admirable, et qui surpasse toute sagesse humaine, ô Sauveur
éternel, de voir comment vous humiliez ceux qui s'enorgueillissent de leurs
mérites ! vous percez des traits de votre malédiction, en punition de leurs
péchés, ceux qui mettent leur confiance dans l'homme, et se reposent sur la
chair de leurs bras! et pour cela vous n'empruntez point de secours, vous ne
cherchez personne qui participe à votre gloire ! car vous avez dit, Seigneur
béni : « Je n’abandonnerai point ma gloire à un autre ; c'est à moi que la
vengeance est réservée, et c'est moi qui la ferai[33]. C'est moi qui fais
mourir, et c'est moi qui fais vivre ; c'est moi qui blesse, et c'est moi qui
guéris; et nul ne peut rien soustraire à mon souverain pouvoir[34] ; Je
frapperai et je guérirai ; je ferai vivre, et il n'est personne qui puisse se
retirer de dessous ma main [35] ». Ces paroles se sont trouvées véritables,
Seigneur. Tant que le roi, ne se servant que des forces de son royaume, et
n'usant que de ses propres chevaliers, se confia tout entier en la surabondance
de la grâce divine, il remporta très-souvent sur ses ennemis des triomphes
inattendus ; mais lorsque, confiant en la multitude, il crut pouvoir s'élever
par les œuvres des hommes ; lorsque, recevant des secours multipliés, il
commença à compter sur des mérites mortels, votre grâce se retira de lui, vous
l'abandonnâtes à sa destinée ; et il s'en alla confus au milieu de la
multitude, celui qui, avec un petit nombre des siens, s'appuyant sur le secours
du Seigneur, avait coutume de triompher facilement de ses ennemis.
A la suite de cette tempête venue d'en haut, et dans
laquelle le ciel même avait combattu contre eux, les Chrétiens ne purent
obtenir vengeance pour ceux des leurs qui avaient succombé sous le glaive de
l'ennemi, ni exécuter les desseins qu'ils avaient formés. Les princes se
séparèrent donc, jugeant qu'il serait impossible de recommencer une pareille
entreprise, et chacun d'eux rentra dans ses États.
Pendant ce temps le seigneur Etienne, de pieuse mémoire,
patriarche de Jérusalem, était décédé : il eut pour successeur Guillaume,
prieur de l'église du sépulcre du Seigneur. Guillaume était un homme simple,
peu lettré, beau de sa personne, et recommandable par ses bonnes, mœurs : il
était Flamand d'origine. Le roi, les princes du royaume, et le peuple entier
avaient pour lui une grande affection.
Chap 27
CHAPITRE XXVII.
[1131] Après que le seigneur Bohémond, gendre du roi et
prince d’Antioche, fut de retour de son expédition et rentré dans sa province,
Rodoan, fils de malédiction, prince d'Alep, et l'un des plus puissants
gouverneurs des Turcs [36], entra sur le territoire d'Antioche. Le prince
Bohémond voulant marcher contre lui et l'expulser de ses États, descendit en
Cilicie ou il était encore attiré par d'autres motifs, qui se rapportaient à des
affaires particulières et à des intérêts de famille. Ayant dressé son camp sur
l'emplacement appelé le Pré des Manteaux, au milieu d'une vaste plaine, il fut
subitement attaqué par une multitude d'ennemis, les gens de sa suite
l'abandonnèrent, et il périt percé de mille coups [37]. C'était un grand
prince, dont la vie fût devenue agréable à Dieu si une mort prématurée et le
sort jaloux ne l'eussent promptement enlevé de ce monde. Ce malheur répandit la
plus grande consternation chez le peuple d'Antioche, qui se flattait de pouvoir
se maintenir pendant longtemps et en toute sûreté sous le gouvernement de ce
prince, et qui avait fondé sur sa jeunesse des espérances peut-être excessives.
Il se livra de nouveau à ses lamentations accoutumées, en se voyant privé de
chef et exposé à devenir encore une fois la proie des ennemis. Enfin, après
avoir tenu conseil, les Antiochiens implorèrent l'assistance du roi de
Jérusalem. Ce prince vivement ému en apprenant un événement si inattendu, et
craignant que ce malheureux pays dépourvu de protection .ne fût livré à de
nouveaux désastres, mit de côté le soin de ses propres affaires pour s'occuper
de celles des autres, pensant d'ailleurs que rien de ce qui intéressait les
princes Chrétiens ne devait lui être étranger, et croyant aussi devoir montrer
sa sollicitude en se dévouant, et faisant poulie peuple du Christ tout ce qui
était en son pouvoir. Il se rendit donc à Antioche en toute hâte. Mais pendant
ce temps, et aussitôt qu'elle fut instruite de la mort de son mari, la fille du
roi, agitée d'un esprit méchant, conçut un projet criminel, avant même qu'elle
eût pu avoir le moindre avis de la prochaine arrivée de son père. Afin de
s'assurer une possession plus tranquille, et de parvenir plus sûrement à
l'exécution de ses desseins, elle envoya des exprès à un chef très-puissant des
Turcs, nommé Sanguin[38] pour solliciter des secours, espérant avec son
assistance pouvoir s'emparer à perpétuité de la ville d'Antioche, en dépit même
des grands et du peuple entier. Elle n'avait eu de son mariage avec le seigneur
Bohémond, de précieuse mémoire, qu'une fille, pour laquelle même il paraît
certain qu'elle avait fort peu d'attachement, puisque son projet était, à ce
qu'on croit, d'établir pour toujours sa domination dans la principauté, en
déshéritant sa fille, soit qu'elle demeurât en état de veuvage, soit qu'elle en
vînt à contracter un nouvel engagement. En même temps, elle envoya au noble
turc, par l'un de ses domestiques, un palefroi blanc, ferré en argent, avec le
mords et tout le reste du harnois en argent, et recouvert d'une housse blanche,
afin de former l'assortiment delà même couleur. Le messager fut arrêté par
hasard en chemin : conduit en présence du roi, il avoua tout, et périt du
dernier supplice, recueillant ainsi le fruit de ses actions. Le roi, pressé de
se mettre en mesure contre tant de malheurs, poursuivit promptement sa route
vers Antioche ; mais, lorsqu'il y fut arrivé, il ne put y entrer, par suite des
défenses de sa fille qui, déjà tourmentée par les reproches de sa conscience,
n'osait pas même se livrer à son père à discrétion. Elle livra donc la ville à
ses complices et à ceux qu'elle avait corrompus à force d'argent, et voulut
entreprendre d'organiser une résistance et d'exercer sa tyrannie en toute
liberté. Mais les événements déjouèrent tous ses projets. Il y avait dans la
même ville des hommes remplis de la crainte de Dieu, et qui méprisaient
l'audace d'une femme insensée. On remarquait parmi eux Pierre Latinator, moine
de Saint-Paul, et Guillaume d'Averse. Ceux-ci, du consentement de tous les
autres, envoyèrent en secret des messagers au roi, et, en vertu des conventions
qui furent faites, on plaça le seigneur Foulques, comte d'Anjou, auprès de la
porte du Duc, le seigneur Josselin, comte d'Edesse, auprès de la porte de
Saint-Paul ; puis, on les fit ouvrir, et le roi entra sans obstacle dans la
ville. La princesse, dès qu'elle en fut informée, se retira dans la citadelle.
Peu après, cédant aux conseils des hommes les plus sages et en qui elle avait
le plus de confiance, elle alla se présenter devant son père, et se déclara
prête à se soumettre à ses ordres. Le roi, quoique le ressentiment, des fautes
de sa fille eût rempli son cœur d'indignation, touché par les prières de ceux
qui intercédaient pour elle, et n'étant pas dépourvu non plus de toute
affection paternelle, reprit possession de la ville d'Antioche, et pour
prévenir à l'avenir un pareil attentat, il fit concession à sa fille des deux
villes maritimes de Laodicée et de Gebail, que son mari lui avait également
assignées par ses dernières dispositions, à titre de donation en mariage. Après
avoir mis ordre aux affaires de la ville, et laissé aux principaux seigneurs le
soin de l'administration, le roi retourna à Jérusalem, où ses intérêts
particuliers le rappelaient. Il ne repartit cependant qu'après avoir reçu le
serment de fidélité des grands comme des petits, qui s'engagèrent par corps
envers lui à demeurer fidèles à sa pupille Constance, fille du seigneur
Bohémond, et à conserver pour elle, du vivant du roi de même qu'après sa mort,
la ville d'Antioche et toutes ses dépendances ; car le roi redoutait toujours
la méchanceté de sa propre fille, et craignait qu'elle ne renouvelât ses
premières tentatives, afin de parvenir à déshériter son enfant.
Chap 28
CHAPITRE XXVIII.
A peine était-il de retour à Jérusalem, qu'il tomba
dangereusement malade. Voyant s'approcher son dernier jour, le roi sortit de
son palais, et humilié et suppliant devant la face du Seigneur, déposant toute
pompe royale, il se fit transporter a la maison du patriarche, qui était plus
voisine du lieu même de la résurrection du Seigneur, espérant de celui qui
avait vaincu la mort en ce lieu, qu'il l'admettrait aussi à participer à sa
résurrection. Il fit alors appeler sa fille et son gendre, leur jeune enfant
Baudouin, âgé de deux ans, le seigneur patriarche, les prélats des églises, et
quelques-uns des princes que le hasard rassembla ; il leur confia le soin des
affaires du royaume, leur transmit ses pleins pouvoirs, et leur donna, comme un
prince vraiment pieux, sa bénédiction paternelle. Lui-même, véritable
confesseur du Christ, s'enveloppant du vêtement de la religion et promettant de
mener une vie régulière s'il recouvrait la santé, rendit bientôt l'esprit entre
les mains de celui qui est le père des esprits, et alla, avec l'aide du
Seigneur, recevoir le prix de ses œuvres, avec tous les princes pieux qui
l'avaient précédé. Il mourut l'an onze cent trente et un de l'Incarnation, dans
la treizième année de son règne, et le vingt et un du mois d'août. Il fut
enseveli au milieu des rois ses prédécesseurs, de pieuse mémoire, au dessous du
mont Calvaire, en avant du lieu appelé Golgotha. Ses obsèques furent célébrées,
par les soins de ses serviteurs, avec une grande solennité et une magnificence
vraiment royale. La mémoire de ce prince est demeurée et demeure en bénédiction
auprès de tous, tant à cause de l'excellence de sa foi que des glorieuses
actions qui illustrèrent son règne.
(01) Les
Phéniciens, si l'on en croit la renommée, furent les premiers qui entreprirent
d'imprimer la durée à la parole par de grossières figures.
(02) II fut une ville antique habitée par des colons de
Tyr.
(03) Je ne mets
aucune différence entre le Troyen et le Tyrien.
(04) Ezéchiel, chap. 27, v.2 - 7
(05) Isaie, chap.
23, v. 6
(06).Evang.
sel. S. Matth. Chap.15, v. 18
(07) Psaum. 44, v.
14
(08) Merkab
(09) Sarfend
(10) Batrun ou Patran
(11)
Orthosie
(12) Arka
(13)]
Merakia
(14) Isaïe, chap. 7, v.8
(15) Bosra
(16) Cantique des Cantiques, chap. 4, v. 15.
(17) 15 février 1124.
(18) Ézéchiel,
chap. 27, v. 4.
(19) Ibid. chap. 26, v. 7, 8.
(20) A Babylone.
(21) Psaum. 65, v. 4.
(22). Le 12 décembre 1124.
(23) Hézas.
(24) Cette étymologie du nom du Jourdain paraît sans
fondement, et l'opinion qui a prévalu est celle de Reland qui le fait dériver
du mot hébreu Jared, qui signifie couler; le Jourdain étant le principal fleuve
de la Judée, s'appelait simplement le Fleuve.
(25) Actes des
Apôtres, chap. 9, v.4.
(26) Rafineh, sur l'Éleuthère.
(27) Henri v, mort à Utrecht en 1125.
(28) Lothaire 2,
élu roi des Romains le 30 août 1125, et couronné à Aix-la-Chapelle le 13
septembre suivant.
(29) Renaud, comte
d'Avellana ; Lothaire lui conféra le duché de la Pouille en 1137.
(30) Evang. sel. S. Luc, chap.11, v. 17.
(31) Le 7 juillet.
(32) Le patriarche Gormond mourut en 1128.
(33) Isaïe, chap.
48, v. 11.
(34) Épît. de S. Paul aux Rom. chap. 12, v. 19.
(35).Deutéron, chap. 32, v. 19.
(36) Le vrai nom de ce sultan d'Alep est Emadeddin-Zenghi, que
les historiens latins nomment Sanguin, et qui fut père du grand Noureddin, ou
Noradin. Il régna de l’an 1128 à l'an 1145. Le premier sultan d'Alep, qui a
régné de 1095 à 1114, avait porté en effet le nom de Rodoan ou Rédouan.
(37) En 1131.
(38) Zenghi, et le
vainqueur même de Bohémond II.